Ça fait belle lurette depuis le dernier Dimanche avec Marcel. La dernière fois, on a fini sur une note positive, où Gilberte avait dénoncé Mlle Vinteuil pour ses mauvais comportements envers son père. Cette fois, j’ai avancé de 40 pages.
Proust m’apprend quelque chose sur l’anglais britannique :
j’avais demandé à Mme Swann… quels étaient parmi les camarades de Gilberte ceux qu’elle aimait le mieux, Mme Swann me répondit :
— Mais vous devez être plus avancé que moi dans ses confidences, vous qui êtes le grand favori, le grand crack comme disent les Anglais.
Je n’ai absolument aucune idée de ce que ça veut dire, et je connais plein de britannicismes.
Plusieurs pages se passent en discutant des meubles, dont une phrase de 126 mots ; puis, notre narrateur part en balade avec les Swann et Gilberte, et c’est comment ils rencontrent la duchesse d’Orléans. La rencontre elle-même n’est pas intéressante en soi, sauf pour une astuce arriviste que Mme Swann donne au narrateur :
« Vous devriez aller écrire votre nom chez elle, un jour de cette semaine, me dit Mme Swann ; on ne corne pas de bristol à toutes ces royalties, comme disent les Anglais, mais elle vous invitera si vous vous faites inscrire. »
Encore une fois, je n’ai aucune idée de ce qui veut dire une expression de Proust : « on ne corne pas de bristol ». La traduction la rend comme une carte de visite, et mon dictionnaire bilingue est d’accord, mais il rend « corner » comme soit plier soit crier — j’ai l’impression que c’était très idiomatique à l’époque. Il me semble que les usages d’anglicismes par Mme Swann sert à quelque chose, mais j’ai du mal à le préciser. Peut-être qu’intercaler ses paroles avec de l’anglais était à la mode à l’époque ?
Bien sûr, dès que je me suis posé la question, le narrateur dit :
Dès que Mme Swann voulait me dire quelque chose qu’elle désirait que les personnes des tables voisines ou même les garçons qui servaient ne comprissent pas, elle me le disait en anglais comme si c’eût été un langage connu de nous deux seulement. Or tout le monde savait l’anglais, moi seul je ne l’avais pas encore appris…
Je dirais que la réponse était oui, et que Proust reconnaîtrait donc la France d’aujourd’hui, sauf que l’anglais est une marque d’arrivisme encore plus fort qu’il y a une décennie. Bravo, Marcel, je vous en veux pour ça.
Après ça, il y a une petite anecdote qui suggère que Gilberte en a assez des prétentions de ses parents, et surtout de son père. Un jour, elle veut aller au théâtre, mais c’est l’anniversaire de la mort de son grand-père, et M. Swann n’est pas content. Après une dispute, Gilberte remarque au narrateur :
— Qu’est-ce que cela peut me faire ce que les autres pensent ? Je trouve ça grotesque de s’occuper des autres dans les choses de sentiment. On sent pour soi, pas pour le public.
J’ai l’impression que ça n’a rien à voir avec le théâtre.
Notre dernière anecdote du livre pour cette fois suit directement cette histoire de théâtre. On a beaucoup entendu dans la première partie du premier tome de l’intérêt du narrateur pour les livres d’un nommé Bergotte. Puis M. de Norpois a fait dégonfler le ballon en disant au narrateur que Bergotte ne vaut rien. Mais le narrateur a enfin, pendant un déjeuner chez les Swann, la rencontre avec Bergotte qu’il cherche pendant plus de 770 pages déjà :
devant moi, comme ces prestidigitateurs qu’on aperçoit intacts et en redingote dans la poussière d’un coup de feu d’où s’envole une colombe, mon salut m’était rendu par un homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de coquille de colimaçon et à barbiche noire. J’étais mortellement triste, car ce qui venait d’être réduit en poudre, ce n’était pas seulement le langoureux vieillard…
Il suit deux pages de pensées obsessionnelles sur son nez, apparemment un objet d’horreur qui défait tout le Bergotte de l’imagination du narrateur. Je dois vous dire en toute sincérité, je me demande parfois si c’est une erreur de publier des photos de moi-même sur ce blog, pour exactement cette raison. Si le nez de votre hôte ne rappelle pas Cyrano, la ligne frontale non seulement en recul, mais en pleine retraite autrichienne à Austerlitz, doit être une déception. Et ça depuis mes 30 ans, malheureusement.
Mais après plus de conversation avec Bergotte (qui ne tient pas de Norpois en haute estime), le narrateur arrive à se convaincre que :
C’est sans doute qu’il [l’éclairage de ses livres] vient de grandes profondeurs et n’amène pas ses rayons jusqu’à nos paroles dans les heures où, ouverts aux autres par la conversation, nous sommes dans une certaine mesure fermés à nous-même.
Il suit des pages sur l’avenir de Bergotte, où le narrateur explique que la dernière partie de sa carrière était aussi médiocre que le début était brillant. J’ai l’impression en lisant tout ça que le narrateur, choqué par l’effondrement du Bergotte de son imagination, construit tout autre biographie imaginaire pour lui, où la partie édénique, libérée de toute connexion avec la réalité, reste incorruptible, et c’est seulement les séquelles qui n’atteignent pas les sommets. Mais il reste 4 1/2 tomes, alors je réserve mon jugement pour l’instant.

Un bristol est un carton d’invitation, très utilisé autrefois dans la bourgeoisie. https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Papier_bristol
Corner un bristol, veut dire « avec un coin plié ».
Les royalties étaient peut-être les personnes de la grande bourgeoisie…
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Royalty, comme on dirait en anglais même au pluriel (c’était amusant de voir qu’il l’a mis le pluriel pour d’autres mots qui se terminent par « y », mais ne s’applique pas ici), est réservé aux familles royales, les Windsor et les Bourbon du monde.
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C’est ça. Et la duchesse d’Orléans, en tant qu’épouse du prétendant orléaniste au trône de France, en est assurément !
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Courage pour la suite il faut s’accrocher !😉
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Continuez à faire des photos de vous Justin !
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Crack, première signification, est un poulain ou un cheval remarquable, ou qui a gagné des courses.
Deuxième sens, une personne remarquable dans un domaine. « Tu es un crack aux échecs ! »
Justin, je pense que le mot britannicisme n’existe pas, c’est plutôt anglicisme !
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Vanadze17 m’a soufflé l’idée à l’arrivée du tiercé 😸
C’est plutôt un terme hippique, relatif aux courses. Vu l’époque du livre, et que les courses hippiques rassemblaient tout le gotha, le terme devait être plus utilisé et présent dans le langage commun.
Si on veut être taquin (voir coquin ^^), c’est une possible allusion à des talents d’étalon… Équestre 😸
Vu les découvertes que tu nous a fais voir à travers ta lecture (murder party et co), d’ici que Proust ai décidé de se fendre la poire un peu avec ses lecteurs…
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Je sais, mais je voulais distinguer l’anglais britannique du mien !
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J’adore 😉, c’est ces subtilités qui font le charme, quand ça se transforme d’une langue à l’autre, même proche 😸
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