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Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Le vin sacré

Cette semaine, Langue de Molière fait l’enquête sur un sujet religieux. Il s’agit d’une traduction biblique que je n’ai jamais aimé en anglais, où chercher la version catholique en français m’a mené à une découverte surprenante. Parce que ce n’est pas mon but d’être sectaire, je vais donner des traductions catholiques, protestantes et juives.

Il y a des semaines, selon le calendrier catholique, on a lu le livre d’Isaïe, en particulier le début du chapitre 25. Je n’ai jamais aimé les traductions en anglais du verset 25:6, parce que même si je ne comprenais pas le hébreu biblique, j’avais du mal à croire que ce passage pouvait être si banal. Je vais mettre en gras et en italique la partie importante. Voici les 3 traductions anglaises :

On this mountain the LORD of hosts
will provide for all peoples
A feast of rich food and choice wines,
juicy, rich food and pure, choice wines.

Isaiah 25:6, USCCB

On this mountain the Lord Almighty will prepare
    a feast of rich food for all peoples,
a banquet of aged wine—
    the best of meats and the finest of wines.

Isaiah 25:6, KJV

And the Lord of Hosts shall make for all the peoples on this mount, a feast of fat things, a feast of dregs; fat things full of marrow, dregs well refined. 

Isaiah 25:6, Chabad

Le contexte ici, la partie sans accent dans les trois cas, c’est que Dieu préparera un repas de fête pour les croyants sur une montagne. La partie qui m’agace est la description des contenus de ce repas. Sans vouloir parler pour les traducteurs, je donnerai mes propres traductions hyper-littérales de ces trois en français — mais il s’agit des contenus anglais, pas les choix des traducteurs de ces confessions directement en français.

Version catholique : Un festin de nourriture riche et de vins de choix, de nourriture riche et juteuse et de vins purs de choix.

Version protestant : Un festin de nourriture riche pour tous les peuples, un festin de vin âgé — les meilleures viandes et les meilleurs vins.

Version juive : Un festin de choses grasses, un festin de lies ; des choses grasses pleines de moelle, des lies bien raffinées.

La répétition est caractéristique de la Bible ; j’imagine que c’était bien là en hébreu. Mais une de ces choses n’est pas comme les autres — la version juive ici précise des détails qui ne sont pas là dans les versions chrétiennes. Alors qu’il y a des centaines de traductions protestantes en anglais, j’ai choisi celle du roi Jacques, parce que tout le monde la considère une référence littéraire, même si l’on n’est pas anglican. C’est exactement cette qualité littéraire que je ne trouve pas dans la version catholique en anglais, et cette fois, je voulais savoir ce qui disait la version française. Voici la traduction selon l’Association épiscopale liturgique pour les pays francophones, ce qui veut dire la liturgie officielle :

Le Seigneur de l’univers préparera pour tous les peuples, sur sa montagne, un festin de viandes grasses et de vins capiteux, un festin de viandes succulentes et de vins décantés.

Isaïe 25,6, AELF

Oh là là, que ça ne ressemble pas du tout à la traduction anglaise de l’Église ! Mais j’allais toujours répéter cet exercice pour les 3 confessions. Je ne suis pas bien instruit en protestantisme en français, mais après quelques recherches, il me semblait que la version de Louis Segond était assez bien acceptée pour mon but. Et ça rend :

L’Éternel des armées prépare à tous les peuples, sur cette montagne, Un festin de mets succulents, Un festin de vins vieux, De mets succulents, pleins de moelle, De vins vieux, clarifiés.

Isaïe 25,6, Louis Segond

Je n’ai pas réussi à trouver la version juive de la même organisation qu’en anglais, mais celle-ci est quand même très proche des autres :

Et l’Eternel-Cebaot donnera à toutes les nations, sur cette montagne, un festin de mets succulents, un festin de vins de choix, de mets pleins de moelle, de vins vieux clarifiés.

Isaïe 25,6 Sefarim.fr

À ce point, je suis bien convaincu. Les traductions françaises sont toutes assez similaires, les unes aux autres, que je peux leur faire confiance. Le texte original doit parler de moelle et de vin clarifié, et pour des raisons moins qu’évidentes, les traductions chrétiennes en anglais laissent tomber ces détails.

Ce qui est drôle, c’est que quand j’ai commencé ces recherches, je croyais qu’il s’avèrerait que la traduction française catholique était hyper-précis à cause de répondre à un besoin culturel. Mais en fait, vu que toutes les traductions en français sont bien d’accord, c’était exactement le contraire !

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine avec une édition spéciale pour Noël.

Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Tirez !

Lundi, je vous ai dit que j’avais fini Final Fantasy V. Aujourd’hui est Langue de Molière, pas la suite de mon post pour reprendre le jeu — mais c’est quand même le jeu qui est responsable du post du jour. Peut-être que vous vous souvenez de cette photo :

C'est un bal dans un palais. On dit « La princesse Lenna est mignonne mais la princesse Sarissa est canon ! »

Ce n’était pas la première fois où j’ai entendu le mot « canon » utilisé de cette façon. Mais c’est sans question l’un des usages qui me rend le plus perplexe de toute la langue française.

Ce mot existe tel quel en anglais. Et il y a plusieurs sens partagés entre les deux langues. Quand on parle de droit canon, la loi de l’Église, on dit « canon law » en anglais, une traduction exacte. Quand on chante une chanson où tout le monde chant la même partition, mais commence à des moments différents, comme dans la comptine anglaise « Are You Sleeping. Brother John? », ça s’appelle « chanter en canon ». Quoi, vous ne reconnaissez pas ce titre ? Allez :

Ah, oui, j’oublie parfois qui fait tout en anglais et tout en français. Cette comptine est beaucoup mieux connu aux États-Unis sous un titre français, avec des paroles pareilles, « Frère Jacques » :

Mais ce n’est pas la fin de nos canons en commun. Lié au droit canon, il y a l’idée des livres ou des histoires qui font autorité. On parle également en anglais qu’en français du canon biblique. On a tendance parmi les communautés anglophones de fans de telle ou telle série d’abuser du nom quand il s’agit de l’adjectif. On dit donc « C’est canon que les Bisounours sont les ancêtres de Dark Vador » quand le bon usage serait plutôt « C’est canonique que les Bisounours… ». Mais c’est assez proche.

Cependant, ce que je trouve absolument bizarre, c’est que le français utilise uniquement « canon », avec un seul « n » au milieu du mot, pour les sens liés aux armes à feu, où le mot équivalent en anglais utilise deux « n », « cannon ». L’une des erreurs les plus fréquentes que je vois pas des francophones écrivant en anglais, c’est de doubler les consonnes partout. En français, on écrit « passionnant » ; l’anglais est « passionate ». En français, on écrit « raisonnable », l’anglais est « reasonable ». C’est donc étonnant que ceci est un « cannon » en anglais, mais « canon » en français :

Canon à Yorktown, Virginia, Photo par Mobilus In Mobili, CC BY 2.0

Mais vous aimez tant ce mot que vous l’utilisez pour toute la gamme d’armes à feu où l’anglais a une diversité de vocabulaire. Ceci est un « fusil à canon double » fabriqué en France vers 1784 :

Fusil à canon double par Nicolas Bouillet, Photo par Metropolitan Muséum of Art, Domaine public

En anglais, on appelle la partie dite « canon » un « barrel ». Même chose chez les « rifles » en anglais ; ce sont des « fusils à canon rayé » en français.

Ce qui est encore plus étonnant, c’est que le français fait ça malgré le fait que les mots n’ont pas d’histoire en commun. Le « cannon » anglais vient de « canon » en français du temps de Guillaume le Conquérant, mais à son tour, le français l’a emprunté à l’italien « cannone », venant originalement du latin « canna », d’où la canne de « canne à sucre ». Mais l’autre « canon », celle de l’Êglise et de la Guerre des Bisounours, ça vient du grec « kanōn », ce qui veut dire une règle ou un modèle.

Mais ce que je trouve le plus bizarre de toute cette histoire ? Alors que mon dictionnaire bilingue Oxford est au courant de tous ces sens de canon, il semble que le Trésor de la Langue française ne connaît que les « objets en forme de tube ». Le sens de l’adjectif qui m’a lancé sur cette enquête n’y apparaît pas du tout, et le sens de l’église uniquement dans d’autres entrées telles que « canoniste », un spécialiste en droit canon. Je ne m’attendais pas du tout à ce résultat !

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine avec une traduction biblique particulièrement française.

Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Mieux connaître savoir

Plus tôt cette année, mais j’ai du mal à le retrouver, j’ai fait une assez grosse erreur pour que plusieurs lecteurs m’aient envoyé des ressources pour différencier « savoir » et « connaître ». Pour être clair, je l’apprécie — sinon, je ne les aurais pas mises dans mon fichier pour Langue de Molière !

D’abord, je dois l’avouer — les règles sont grosso modo les mêmes qu’en espagnol. Il n’y a donc pas d’excuses de mon côté. Enfin, presque. Il y a quelques nuances que je ne crois pas existent en espagnol, et qui semblent contredire la règle générale. C’est un soulagement, bien sûr — je m’inquiéterais que c’était une escroquerie si on me disait qu’une règle de français était simple et sans exceptions !

L’office québécois de la langue française présente la règle générale comme ça :

La distinction tient parfois moins au sens des mots qu’à certains emplois : on connaît quelqu’un ou quelque chose, on sait quelque chose.

Différence entre savoir et connaître

Et il semblerait même que le sens de « quelque chose » n’est pas pareil dans les deux cas. On connaît un livre ou un film ; on sait faire des macarons. On a un sens de la différence, même s’il est un peu difficile á préciser.

C’est plus qu’un peu difficile à préciser. Selon le même article, « Le verbe connaître signifie « être renseigné sur l’existence et la valeur de quelque chose ». » Par exemple :

Mes élèves connaissentl’importance de faire de l’activité physique.

Je ne suis pas élève de cette personne. Ils continuent : « Il peut aussi prendre le sens d’« avoir acquis des connaissances et de la pratique dans un domaine particulier ». »

Cette électricienne connaît bien son métier.

Ah oui, Bourvil (et moi) chantons pareil dans « La tactique du gendarme » :

Contravention
Allez, allez,
Pas d’discussion
Allez, allez,
Exécution
Allez, allez,
J’connais l’métier

Ils ajoutent en plus que « Connaître peut également signifier « faire l’expérience de; ressentir ». »

Issu d’un milieu aisé, il n’a jamais connu la misère.

Et vous croyiez qu’il n’allait pas être du Proust dans Langue de Molière !

Qu’est-ce que ça laisse pour savoir ? Décrire une compétence, pour une chose :

Mon oncle Benoît sait créer de magnifiques meubles.

Ou avoir un talent :

Marie sait se défendre; on n’a pas à s’inquiéter pour elle!

Mais attention, je ne vois pas vraiment de différence entre ces deux exemples, sauf qu’il s’agit de lecture dans un cas et de maths dans l’autre :

Déjà, à quatre ans, son fils connaissait tout l’alphabet.

Cet élève sait sa table de multiplication par cœur.

Je suppose que « par cœur » insiste sur le fait d’avoir mémorisé les infos, mais on ne connaît vraiment pas l’alphabète si on le lit d’une feuille de papier imprimée. Mais ils poursuivent que c’est une question de profondeur :

Ces enfants connaissent la fable La cigale et la fourmi. (Ils en connaissent l’existence, peuvent en indiquer le propos, en faire un résumé.)

Ces enfants savent la fable La cigale et la fourmi. (Ils la connaissent dans ses moindres détails et peuvent la réciter.)

Bof. Veuillez supposer que je fais une différence pareille s’il vous semble que je confonds les deux.

L’autre page, Français facile, donne largement des exemples pareils, mais ajoute deux renseignements particulièrement utiles :

-Connaître est suivi d’un groupe nominal et n’est jamais suivi d’un verbe.

– Il n’est jamais suivi  d’une proposition subordonnée introduite par : que/ qui/ où/ quand/ pourquoi/ comment/ si…

– Le verbe savoir est souvent suivi d’une proposition subordonnée introduite par :  que/ qui/ où/ quand/ pourquoi/ comment / si…
Il indique alors une notion d’information reçue ou de conviction.

– Lorsqu’il n’est pas suivi par ces mots vous le trouverez suivi d’un verbe à l’infinitif.
Il indique alors ‘le savoir’
‘comment faire quelque chose’.

Savoir ou connaître

Mais nous venons de parler de « Il sait sa table de multiplication », qui n’est suivi ni d’une proposition subordonnée ni d’un verbe !

Et vous vous demandez pourquoi il y en a qui disent de telles choses que « Keske sait ? » Ils connaissent l’importance de savoir jeter l’éponge, c’est tout.

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine avec assez de canons pour un bateau pirate.

Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Union

Ça fait un moment depuis la dernière fois où on a eu une leçon de mon experte en grammaire préférée, Aurore Ponsonnet. Mais il y a des semaines, elle a abordé un sujet que je croyais que je connaissais, et le temps que je finisse de lire ses pensées, j’avais changé d’avis.

Avant de continuer, il me semble que certains de ses exemples doivent être tirés de son livre Le français pour adultes consentants. Ils ne sont pas à moi.

Tout commence doucement quand elle explique que l’on met un trait d’union entre le verbe et le sujet en inversant le verbe. Ben, rien d’étonnant, là :

Ami, entends-tu…

On connaît la chanson.

Puis elle ajoute que si le verbe se termine par « d », on le prononce comme un « t » devant une voyelle ; c’est-à-dire il, elle et on. Par exemple :

Vend-il du shit à grand-maman ?

J’ai dû consulter mon dictionnaire bilingue pour celui-ci, car ce mot veut dire « merde » en anglais. En quelque sort, il s’est transformé en « drogues » français. De toute façon, j’ai entendu ça avant, mais j’ai du mal à l’entendre. C’est très facile à entendre quand Google le fait au lieu d’un être humain, car la prononciation est un peu exagérée :

Elle continue avec le -t- qui va entre deux voyelles, bien connu pour moi :

A-t-on le droit de faire ça ?

Comme beaucoup de monde, elle appelle ça « euphonique », ce que je ne comprendrai jamais. Euphonique, c’est un accord quinte parfaite :

Pas euphonique, c’est l’accord triton :

Mais bon, vous n’aimez pas les syllabes qui se terminent par des consonnes. À vous.

Puis elle m’a appris deux choses qui m’étonnent. D’abord, elle dit que si un verbe se termine par « c », on met aussi le « t ». Son exemple :

Convainc-t-il vraiment les gens ?

Je n’ai jamais entendu parler de ça, et je doute que je l’aie entendu dans la bouche d’un autre. J’ai posé la question à la synthèse vocale de Google — si c’est correct, vous trichez et ne prononcez pas le « c ». Et ça me laisse bien perplexe, parce que je ne connais pas de raison en tant que linguiste pour laquelle ce serait nécessaire.

Son dernier exemple me laisse bouche bée. J’étais au courant qu’il y avait une réforme de l’orthographe en 1990, mais à vrai dire, je ne pouvais pas dire ce qui avait changé au-delà de l’écriture de quelques verbes. Mon appli Bescherelle Conjugaison mentionne des verbes comme céder, où l’accent a changé d’aigu en grave dans le conditionnel. Ce n’est vraiment pas grand-chose :

Mais ce n’est pas de quoi elle parle. Ou plutôt, ça l’est, mais de façon surprenante. Dans son exemple :

Porte-je une culotte ?

elle dit qu’avant 1990, on prononçait « porte » comme s’il y avait un accent aigu, « porté », et depuis ce temps, comme s’il y avait un accent grave, « portè ». Honnêtement, je n’ai jamais remarqué ça non plus, mais je ne suis pas sûr que j’aie jamais participé à la bonne conversation pour l’entendre. Après tout, qui fait de telles liaisons exprès ? Surtout pendant une liaison.

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine pour tout savoir sur connaître, et tout connaître sur savoir.

Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Il fait une liste et il la vérifie deux fois

Langue de Molière arrive un jour à l’avance cette semaine, car ça rend d’autres tâches plus faciles.

Connaissez-vous la chanson de Noël « All I Want for Christmas Is You » ? Heureusement, ça n’a rien à voir avec notre sujet, même si j’ai vu des mèmes qui prouvent que Mariah Carey est trop connue en France pour mes goûts. Mais « Santa Claus is Coming to Town », ça vous parle ? Surtout la version des Jackson 5 ?

La chanson est beaucoup plus vieille que ça, mais celle-ci est la version jouée la plus souvent à la radio chez moi. De toute façon, une parole dit « He’s making a list and checking it twice », la traduction de mon gros titre. Il s’agit de la liste de bons enfants gardée par le Père Noël. Et ça nous amène à ce billet sur les options pour faire des listes d’Il Est Quelle Heure

Elle est beaucoup plus organisée que moi, et montre comment utiliser les applis Rappels et Calendrier pour organiser ses tâches. Moi, je mets tout dans des fichiers Notes, à moins qu’il s’agisse d’un rendez-vous ou une date limite — dans ce cas, je le mets dans le Calendrier. Par exemple, cette date limite qui vient d’expirer pour mon manuscrit chez Flammarion. WAAAHH !

Capture d'écran d'une entrée dans mon calendrier : « Flammarion date limite, Monday, Nov. 17 2025 »

Ouais, j’écris mes notes dans le calendrier en français, mais la langue du portable reste en anglais, d’où « Monday » au lieu de lundi.

De toute façon, c’est Langue de Molière, alors mon sujet est comment elle a dit certaines choses plutôt que les calendriers eux-mêmes. J’ai noté deux choses dans mon fichier de « Langue de Molière-ismes » (dans Notes, bien sûr).

Je suis certain que bateau est parmi les premiers mots que j’ai appris. Mais en quelque sorte, j’ai passé 5 ans et demi sans savoir que c’est aussi un adjectif, non seulement le truc qu’un hibou vert navigue autour du lac (dites-donc, les exemples étaient très artificiels). Voilà :

Très bateau, mais ça fait du bien au moral.

En anglais, le mot donné pour ce sens de bateau est « hackney », et de son tour, c’est aussi le mot pour une autre forme de transport, un « hackney cab », c’est-à-dire un fiacre. J’étais très curieux si c’était plus qu’une coïncidence, alors j’ai vérifié le Trésor de la langue française. Et là, sans trouver une explication directe, il me semble que non, car cet usage ne date que des années 1970 :

B.−Fam. Idée qui a trop souvent servi, et de ce fait dévalorisée. C’est un vieux bateau. Synon. lieu commun.

− Emploi adj. [En parlant d’une formule, etc.] Rebattu, banal. Cette idée-là, c’est un peu bateau (Rob. Suppl. 1970). Phrases bateau, sujets bateaux (Gilb. 1971).

Bateau

Mais quelle coïncidence, ça !

L’autre chose, c’est le moment le moins « tous publics » de toute Langue de Molière. Elle a écrit :

J’essaye de m’approprier l’outil, parfois avec succès et parfois pas (cf: l’autre jour, j’ai essayé la « vue en colonne » pour une liste et c’était la fête du slip).

Je me suis demandé : « C’est quoi la fête du slip ? », et sachant qu’un slip est un sous-vêtement, j’étais prêt à lire que c’était quelque chose de gênant. Mais j’ai trouvé tout autre chose :

C'est une capture d'écran de Google, qui offre une photo de gens qui portent des slips à l'extérieur de son pantalon, souvent avec des bretelles. Il y a une explication en anglais au-dessous.

Je vous jure, je n’ai rien fait pour tricher ! La première phrase se traduit : « La Fête du Slip est un festival annuel de films pornographiques alternatifs qui se tient à Lausanne, en Suisse. »

Ô. Ô.

Wikipédia éclaircit légèrement la situation :

Intitulée d’après une expression populairela Fête du slip, sous-titré Festival des sexualités, est un festival pluridisciplinaire ayant pour thème les sexualités qui s’est déroulé chaque année à Lausanne de 2012 à 2023.

Fête du slip

Euh, le lien pour l’expression populaire suffira. Sérieusement.

(Familier) (Ironique) Décrit un comportement sans-gêne, une situation qui dégénère ou devient absurde, un relâchement total.

« — Tes parents m’ont appris que tu ne passais pas les fêtes chez eux, ils m’ont invité, j’ai dit non, ils essaieraient encore de me faire exorciser. A la place, c’est la fête du slip à Mykonos. » — (Agnès Martin-LugandLes gens heureux lisent et boivent du café, Éditions Michel Lafon, 2013, chap. 5)

Fête du slip, Wiktionnaire

J’ai visité Mykonos une fois. Je n’aurais pas été surpris à lire que la fête du slip là-bas est pareille à celle de Lausanne. Passez plutôt par Santorin et Rhodes si vous vous retrouvez en Grèce.

Dernier mot pour cette Langue de Molière ? Rougir.

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine pour traiter des traits d’union.

Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Monsieur et Madame

Il y a quelques mois, j’ai écrit sur la chanson d’amour « Jean » par Jeanne Cherhal, où j’ai remarqué que c’était mignon au point de vomir, d’avoir un couple de même prénom. Ça a provoqué ce commentaire

Il y a des calembours qui sont de grands classiques de l’humour un peu « pourri » en français.
La série des « Monsieur et Madame ont un fils/une fille » est très connue. Jean est une mine d’or dans cette série.
– « Monsieur et Madame Bonneau ont un fils. Comment l’appellent-ils ? »
– « Jean »
– « Monsieur et Madame Croque ont une fille. Comment l’appellent-ils ? »
– « Odile »

Et Jean passe… (et des meilleurs) [emoji souriant]

Commentaire de Filimages

Mais si on poursuit le fil de commentaires, on voit que « Odile Croque » m’a laissé perplexe. Il m’était impossible de penser au l’inverse, au nom de famille devant. On peut trouver des listes de noms en anglais alphabétisées par nom de famille, mais en général, on écrit le prénom devant le nom de famille. (Indice qui montre que nous avons raison : qu’est-ce qui veut dire le « pré » dans « prénom » ? C’est exact.)

Et ça nous amène au problème de ce genre de blague. L’autre blague évoquée dans ce même commentaire compte sur l’ordre opposé par rapport à « Croque Odile » ; c’est-à-dire qu’il faut mettre le prénom devant, afin d’obtenir « jambonneau » (mot inconnu pour moi avant ce billet-là).

Ça fait 5 ans maintenant où je galère à comprendre quel est l’ordre « canonique » en français. Si on revisite certaines photos du passé, par exemple, au cimetière de Montmartre, on voit que c’est Fred CHICHIN et Michel GALABRU qui y sont enterrés, pas CHICHIN Fred et GALABRU Michel. Mais je remarque pour la première fois que les noms de famille sont écrits en majuscules, et j’avais l’impression jusqu’à maintenant que c’était la pratique uniquement quand le nom de famille passe devant le prénom.

J’ai donc décidé de consulter les génériques de quelques films. Dans « Ni vu ni connu » de 1958, les noms sont écrits prénom devant nom de famille :

Même chose pour Fantômas, Le Mur de l’Atlantique, Le Trou Normand et Le Roman d’Un Tricheur.

C’est pareil dans l’en-tête du Canard enchaîné :

En tête avec de nombreux titres et noms, dont « Président, directeur de la publication: Éric EMPTAZ »

Je commence à me demander : est-ce que j’ai halluciné les noms de famille devant les prénoms ? Encore plus, est-ce que j’ai halluciné les noms de famille écrits avec seulement la première lettre en majuscule ?

Quant à ce dernier, Allociné me rassure que non :

Capture d'écran de la distribution de « Monsieur Aznavour » : Tahar Rahim et Bastien Bouillon
Capture d’écran

Savez-vous qui d’autre écrit les noms comme en anglais ? Le site officiel du gouvernement français :

De la page « Composition du gouvernement », une photo intitulée « Sébastien Lecornu, Premier ministre »
Capture d’écran

Ce qui rend la page « Composition du gouvernement » particulièrement délicieuse à cet égard, c’est que TV5MONDE dit aux élèves de la langue :

En français, le prénom est en général donné avant le nom de famille.
À la question : « Quel est ton nom ? » (informel) ou « Quel est votre nom ? » (formel), il faut dire le prénom avant le nom de famille.

Toutefois, dans un contexte formel ou administratif, à l’écrit, on met le nom de famille devant le prénom.

Donner son nom et son prénom dans le bon ordre

C’est quoi le contexte plus formel ET administratif que le tableau de service officiel des ministres ?

Cependant, pour revenir au mouton qui a lancé cette enquête, les blagues genre « Monsieur et madame ont une fille », ça rend la situation encore plus déroutante. En général, je les vois écrites, mais elles sont évidemment originalement orales, vu que l’humour vient de la prononciation. En plus, il s’agit de blagues. Il n’y a pas de contexte moins formel que ça ! Alors, comment diable est-on censé savoir dans quel ordre mettre les noms pour comprendre une de ces blagues ?

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine, et comme le Père Noël et le comte de Monte-Cristo, elle fait des listes.

Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Dites pas ci, dites pas ça

Il y a un mois, juste avant de mettre Langue de Molière en pause pour mon déménagement, j’ai intitulé un billet « À plus dans le bus » pour parler des problèmes de prendre un bus à Los Angeles. Dans les coulisses, alors que je connaissais déjà cette expression, je l’avais recherchée pour voir si je pouvais en dire plus. Ça m’a mené à un article d’Elle par Camille Anseaume, « Les expressions tue-l’amour », qui n’a pas beaucoup ajouté (« ça veut dire « à bientôt » — super, comme si je ne connaissais pas « à plus »).

Mais franchement j’étais plus intéressé par l’expression « tue-l’amour ». J’ai donc consulté mon dictionnaire Oxford. Rien. Le Robert ? Pas non plus. Larousse ? Voilà :

Familier. Ce qui fait qu'une personne cesse d'en aimer, d'en désirer une autre : Les habitudes sont des tue-l'amour.
Dictionnaire Larousse en ligne

Le site La langue française offre des données sur la fréquence de l’expression : rien avant 1980, et même après, ce n’est pas très commun. Donc probablement pas trop accepté :

Graphique intitulé : « Évolution historique de l’usage du mot « tue-l'amour » depuis 1800 ». La ligne est plate sur 0 jusqu'en 1980, puis monte jusqu'à 6 x 10^-8, une fréquence très basse.
Capture d’écran

Mais je dirais que j’ai l’idée. Alors on va me quitter pour avoir dit « À plus dans le bus » ? Hihihi, il faudrait que l’on existe d’abord !

Quelles autres choses sont censées vous rendre radioactif ? Pour une chose, d’autres expressions qui relient le sentiment d’à bientôt avec une forme de transport : « A bientôt dans le métro ! » et « A demain dans le train ! » Ah, je comprends le jeu. À vendredi sur un grand bi, les amis.

On continue avec quelque chose que je déteste dans n’importe quelle langue, les expressions prénom. L’autrice en mentionne plusieurs, dont « Tranquille Émile ! » et « A l’aise Blaise ! » Je suis beaucoup trop habitué à ça en anglais, à cause de « Just in time » (juste à temps) et « Just in case » (au cas où). La seule fois où on m’a fait rire avec une telle chose a eu lieu fin 2022. Je me suis présenté à quelqu’un avec « Je suis Justin » et sans hésiter, elle a répondu « Juste un, pas deux ? » J’ai ri comme jamais de la vie — il m’a fallu des décennies pour entendre quelque chose de nouveau. Puis elle a fini par me détester. Mais c’était un bon moment.

L’autrice n’est pas fan des répliques cultes utilisées dans une conversation et critique certaines comme : « (Au moment où vous tendez un objet) Merki ! » Je n’ai aucune idée d’où ça vient et autant envie de régler la situation. Mais quand elle se plaint des publicitaires, c’est le pas trop loin. Maurice le poisson rouge ? Il vous faudra me l’arracher des mains froides et mortes, comme on dit en anglais. Même chose pour « C’est pas Versailles ici ». Loin d’être tue-l’amour, la personne idéale me dira qu’elle a bien profité de la blague au début de « Je découvre les Yvelines ».

Il y a même certaines expressions qui n’ont rien en commun, sauf peut-être des fautes de grammaire ou de prononciation, que l’autrice qualifie d’être « les horripilantes ». Elle n’aime pas du tout « Je dis ça, je dis rien », utilisé 18 fois sur ce blog avant cet article (par exemple, Alphaville et Les Schtroumpfs de Landerneau). Tant pis, je ne l’abandonne pas. Mais je suis d’accord, « Au jour d’aujourd’hui » fait mal aux oreilles.

Il s’avère qu’elle a une dent contre le français de M. Jours d’humeur aussi. Sa dernière plainte concerne les calembours sur la technologie, à partir de dire « face de bouc », exactement ce qui dit le mystérieux Gifnem29. Pas grand fan de dire « LOL » à haute voix au lieu de rire, et encore une fois, là nous sommes d’accord.

Mais je vois le vrai problème ici. En anglais, nous avons toute autre expression pour ce genre d’humour qu’elle appelle tue-l’amour. Ce sont des « Dad jokes ». C’est-à-dire « blague de papa ». Et je n’ai aucune intention d’arrêter !

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine pour se plaindre de M. et Mme, qui ont une fille.

Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Mains en l’air

Je n’en peux plus, et il est bien le temps pour Langue de Molière d’évoquer un fait que j’essaie d’éviter depuis looooooongtemps : il y a quelque chose que je crois l’anglais fait mieux que le français. C’est dans un sens hyper-limité, et avec une tonne métrique de qualifications. Rappelez-vous : quand un anglophone veut dire « lourd », il dit une tonne, version impériale. Mais quand il veut insister sur le poids, il ajoute « métrique » (10 % plus lourd). Cependant, impossible de l’éviter : je considère ce problème aussi fondamental que les langues qui n’ont que deux ou trois termes de couleur.

Il s’agit de deux mots qui se trouvent en anglais, « up » et « down ». Ils sont opposés, et la traduction la plus simple serait de dire « haut » et « bas ». On imaginerait donc que l’entrée pour « up » serait parmi les plus courtes de mon dictionnaire bilingue.

HAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHAHA ! Euh, c’est-à-dire… non.

En fait, il faut faire défiler 12 pages (comptées comme assez de texte pour remplir l’écran de mon portable) juste pour épuiser les sens de « up », avant d’atteindre les expressions composées idiomatiques.

Il faut d’abord dire qu’entre 80-90 % de la longueur de ce monstre est due aux nombreuses bêtises de l’anglais. Je vais les esquisser. Commençons par la note au début de l’entrée :

Capture d’écran

Ça veut dire que « up » est souvent le deuxième mot dans les verbes à particule : « get up », « pick up » et ainsi de suite. Et ces verbes ont tous une propriété curieuse en commun : « up » ne veut absolument rien dire dans ces contextes. La preuve, c’est que l’on ne peut jamais le remplacer par un autre mot en finissant par vouloir dire quelque chose distingué uniquement par cet autre mot.

Par exemple, « get up » peut signifier soit « se réveiller » soit « se lever » soit « monter », ainsi que dans un contexte très spécifique et largement britannique, « faire ». Mais si je remplace « up » par son opposé, « get down », alors que ça peut signifier l’opposé de monter, c’est le plus souvent de l’argot pour danser.

Et pour être bien clair sur ce point, il y a plein de cas où c’est facultatif en plus de ne rien dire. Dans tous ces cas, si la personne qui vous parle l’utilise, elle peut avoir un Prix Nobel dans chaque domaine et je vous dirai qu’elle est une idiote. Si on vous dit « cook up », « fry up » ou « bake up » — cuisiner, frire, enfourner — « up » peut toujours être enlevé sans rien changer. Ce n’est pas un biais régional de ma part — ça existe partout ici et en Angleterre. C’est de plus en plus commun, une raison pour laquelle je ne veux entendre plus personne parler anglais. Ils ont tous tort.

C’est souvent le cas que la signification de « up » et « down » dépend de la personne à qui vous parlez. L’exemple le plus connu concerne la climatisation et le chauffage. Si vous dites « Turn the air conditioning up« , la moitié d’anglophones comprendront ça comme « Je veux un effet de refroidissement plus fort ; baissez la température ciblée par la climatisation et/ou haussez la vitesse du ventilateur ». Mais l’autre moitié le comprendront comme « Je veux un effet de refroidissement moins fort ; haussez la température ciblée par la climatisation et/ou baissez la vitesse du ventilateur ». Tout le monde est d’accord que « up » veut dire hausser ou augmenter quelque chose, mais personne ne sait de quoi il s’agit.

« Justin », vous me dites, « selon vous, la grande majorité des sens font référence soit à rien soit à n’importe quoi ; pourtant, aussi selon vous, c’est le français qui est cassé ? C’est qui l’idiot ? » Mais c’est ici où on voit le problème du français.

Avez-vous jamais vu le premier long métrage de Winnie l’ourson ? Là, il y a une chanson intitulée « Up, Down, and Touch the Ground ». C’est-à-dire « Haut, bas, et touchez au sol » :

On trouve ça une fois dans les paroles — « Haut, bas, tirez bien » — mais les autres fois, « up » se traduit « Mains en l’air », comme dans le titre. Et on dit en français « Haut les mains ! » exactement où l’anglais dit « Hands up! » Mais au-delà de ça…

« Go up the stairs » devient « Montez les escaliers », alors que « Go down » devient « Descendez ». « The prices went up » : « Les prix ont augmenté ». « The prices went down » : « Les prix ont baissé ». « The blinds were up » : « Les stores étaient levés ». « The blinds were down » : « Les stores étaient baissés ».

Vous voyez ? L’anglais a un millier de sens inutiles pour ce mot, et le français les ignore largement — très logique. Mais pour le seul sens où « up » est bien défini — aussi de loin le plus commun — le français utilise un tas de verbes différents exactement là où l’anglais fait ses économies !

Langue de Molière sera en congés pour le reste d’octobre, car mon fichier est presque vidé et je n’aurai pas le temps pour faire des recherches détaillées jusqu’après le déménagement. (Ça veut dire que si vous avez des suggestions, mes courriels sont ouverts.)

Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Rendez-vous chez Axis Chemicals

J’imagine que s’il y a un film que tout le monde aime, ça doit certainement être Batman. Le vrai, de 1989 et signé Tim Burton, avec Jack Nicholson dans le rôle du meilleur Joker de tous les temps. (Le début du Chevalier noir est certainement à la hauteur, mais après, c’est de l’horreur.) Et si vous vous souvenez de l’histoire, comme dans plusieurs versions, tout commence quand le criminel qui deviendra le Joker tombe dans une cuve d’acide dans l’usine chimique Axis Chemicals (parfois Ace, c’est-à-dire As — hyper-subtil, ça).

Mais j’ai récemment eu une sacrée claque sur la tête en lisant la page Wikipédia de mon coup de cœur du mois, Anne-Sophie Lapix. En France, le Joker est une femme ?

À la rentrée de septembre 2006, Anne-Sophie Lapix devient le joker de Claire Chazal à la présentation des journaux télévisés du week-end de TF1 (succédant à Laurence Ferrari).

Anne-Sophie Lapix, Wikipédia

À moins que Claire Chazal, inconnue pour moi, soit Batman, ou plus probablement, Batwoman, il ne s’agit pas d’un méchant des bandes-dessinées. Alors je devais en savoir plus sur quel est ce joker. Mais cette tâche m’a mené quelque part d’inattendu !

Mon dictionnaire Oxford donne 4 sensen allant du français à l’anglais :

Capture d'écran des 4 sens du mot joker en français : la carte, l'atout du tarot, le sportif, et l'informatique.

D’abord, il y a la carte dans un jeu de cartes, d’où le méchant de Batman tire son nom. Puis, il y a ce que l’on dit en anglais une « trump card », l’expression habituellement utilisée pour traduire les atouts du tarot et de la belote. Troisièmement, il y a un sens tout inconnu pour moi pour ce mot en anglais, un remplaçant qui peut jouer n’importe où dans un sport d’équipe. En anglais américain, on dirait plutôt « utility player », un joueur polyvalent, pour ça. Peut-être que vous l’avez emprunté aux britanniques dans ce sens ; je ne sais pas. Dernièrement, il y a un sens informatique, pour un caractère qui veut être utilisé pour signifier n’importe quel caractère. À moins que vous aviez l’habitude d’utiliser l’interface de ligne de commande sur votre ordinateur, il est peu probable que vous le connaissiez. J’explique.

Si on veut savoir quels sont les fichiers dans un dossier dans un système UNIX ou Linux, on tape « ls ». Si on veut savoir uniquement quels sont les fichiers JPEG, et s’en fiche des noms, on tape « ls *.jpg » ; l’astérisque veut dire « n’importe quel nom », alors que le « .jpg » limite les résultats. L’astérisque est donc le joker selon cet usage — mais à noter, le mot joker n’apparaît pas dans la liste de commandes UNIX sur Wikipédia, même pas sur la page pour ls. Je ne suis donc pas sûr à quel point cet usage est courant.

Il me semble le plus probable que joker dans le sens utilisé pour Mme Lapix vienne du sens sportif. À noter aussi, Le Trésor de la langue française ne connaît pas cet usage — il y a un sens unique là, celui de la carte. Mais en inversant la recherche, venant de l’anglais au français, j’ai reçu une sacrée surprise !

Capture d'écran des 4 sens du mot joker en anglais, traduites en français, du dictionnaire Oxford

Les trois premiers sens sont comme attendus : un farceur, un type, et la carte. Puis, il y a « clause ambiguë d’une loi ». Attendez, quoi ? On veut me dire que nous disons ça en anglais ? J’ai dû le vérifier dans un dictionnaire anglais !

Et voilà, dans le dictionnaire Collins, sous la liste de sens britanniques, les trois premières significations sont exactement celles du dictionnaire bilingue Oxford :

Capture d'écran des 4 sens du mot joker en anglais britannique du dictionnaire Collins
Capture d’écran

Mais la dernière dit « principalement États-Unis », et c’est exactement cette idée d’une clause ambiguë dans une loi. Mon père est avocat, je m’intéresse à ce sujet depuis longtemps et peux citer des centaines de décisions légales inconnues à l’Américain lambda, et pourtant, je n’ai jamais entendu cet usage de joker. Je suis donc parti à la recherche d’un mot inconnu en français pour finir par découvrir que je ne parle pas l’anglais américain.

Awww, vous êtes de si grands flatteurs. Je n’ai jamais osé espérer recevoir un tel compliment !

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine pour aller là-haut.

Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Pirate des Caraïbes

L’un de mes films préférés de tous les temps est La Malédiction du Black Pearl, ou comme c’est connu au Québec, La Malédiction de la Perle noire. (Vraiment, j’admire leur niveau d’obsession.) Seul et unique film de la « série » Pirates des Caraïbes, toutes les suites sont sans conteste de mauvais souvenirs implantés par la Matrice. Mais quel film — en faisant mes recherches pour cette Langue de Molière, j’étais bluffé par la qualité de la traduction. Pas surprenant que vous l’avez préféré à Austin Powers.

Alors, j’étais curieux récemment sur comment s’appelle le drapeau bien connu des pirates, avec le crâne et les deux os croisés. En anglais, ça s’appelle le « Jolly Roger » (Roger enjoué) ou « skull and crossbones » (crâne et os croisés). Google Traduction donne « tête de mort » et mon dictionnaire Oxford donne « pavillon noir ».

Pavillon avec un fond noir, un crâne blanc et deux os humains croisés en forme de X.
Pavillon de pirates au musée d’Åland, Photo par Karlsson, Anneli, CC BY 4.0

Mais en même temps que j’ai fait ces recherches, un clip sur une dinguerie de la grammaire française est tombé du ciel. Avant de le présenter, je vous pose une question : si vous voyiez une flotte de bateaux, avec un tel drapeau hissé sur chacun, diriez-vous « Il y a des drapeaux noirs et blancs ! » ?

Si oui, vous auriez tort.

L’explication nous vient de la personne qui me rend le plus fou sur le sujet de la grammaire, Karine Dijoud. Elle sait toujours de quoi elle parle, mais disons que je considère que mon poisson d’avril de 2024 était 100 % la vérité. De toute façon, elle explique ici pourquoi vous vous trompez de pluriel quand il s’agit d’un drapeau bicolore :

Son exemple est tiré d’une publication du ministère de l’écologie qui conseille de baigner aux plages dans des zones surveillées. Ce sont indiqués par des paires de drapeaux bicolores, dans ce cas, mi-rouge, mi-jaune. Mais la publication dit : « entre deux drapeaux rouges et jaunes ». Et ça, c’est une erreur, au moins par rapport au sens voulu. Voici un exemple des drapeaux en question :

C'est un graphique qui dit « Choisir les zones de baignade surveillées. Désormais, c'est entre deux drapeaux rouges et jaunes ! » Il y a un dessin avec deux drapeaux sur la plage, rouge sur la moitié en haut, jaune en bas.
Ministère Écologie Territoires sur Facebook

Selon Mme Dijoud, la différence fonctionne ainsi : Quand il s’agit d’un drapeau de deux colores, les adjectifs restent au singulier, même s’il y a plusieurs drapeaux. Alors, les drapeaux au centre de cette image, avec une barre rouge au-dessus d’un barre jaune sur chacun, sont :

des drapeaux rouge et jaune

Par contre, s’il y avait un drapeau entièrement rouge et un autre entièrement jaune, on dirait :

des drapeaux rouges et jaunes

Et ça, même dans un cas où il n’y a qu’un drapeau rouge et un drapeau jaune !

C’est pareil dans tous les cas où on veut décrire des choses de plusieurs couleurs. Elle parle donc de vaches. Si on dit : « J’ai vu des vaches noires et blanches », ça veut dire que l’on a vu des vaches entièrement noires ainsi que des vaches entièrement blanches :

Par contre, si on a vu des vaches avec des taches, que ce soit des vaches noires avec des taches blanches, soit des vaches blanches avec des taches noires, on dirait :

J’ai vu des vaches noir et blanc.

Et ça voudrait dire :

Vache largement blanche, avec des taches noires
Vache noir et blanc, Photo par Verum, CC BY-SA 3.0

Alors, face à notre flotte de pirates équipée du célèbre drapeau, il faudrait dire : « Il y a des drapeaux noir et blanc ». Sinon, les Français autour de vous, autrement chargés de canons, arrêteront leur travail pour discuter de grammaire, et les pirates vous égorgeront sans résistance. Et vous ne voulez pas ça, non ? La bonne orthographe sauve des vies.

Si tout ça semble un peu délicat à suivre, il faut se souvenir qu’au contraire de la meilleure réplique du capitaine Barbossa, c’est plus un véritable règlement qu’une sorte de guide général !

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine pour passer des Pirates à Batman.