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Dimanche avec Mlle Simonet

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, j’ai avancé de 30 pages.

Vous souvenez-vous du point de départ de cette série, où notre narrateur-bébé se mettait à pleurer si sa mère ne venait pas le coucher dans sa chambre à Combray ? Mais au moins, l’excuse à l’époque était sa jeunesse, et maintenant, il a grandi, d’accord ? Voici pourquoi « grandir » n’a rien à voir avec « devenir adulte » :

Et quand ayant passé la soirée dehors avec Saint-Loup je songeais pendant le trajet du retour au moment où j’allais pouvoir retrouver et embrasser ma grand’mère… je finissais par me coucher, lui en voulant un peu de ce qu’elle me privât, avec une indifférence si nouvelle de sa part, d’une joie sur laquelle j’avais compté tant, je restais encore, le cœur palpitant comme dans mon enfance, à écouter le mur qui restait muet et je m’endormais dans les larmes.

C’est lui qui l’a dit !

Le saviez-vous ? Véronique Sanson était censée s’échapper à Michel Berger pour se marier avec Proust, pas Stephen Stills :

J’avais vu descendre de voiture et entrer, les unes dans la salle de danse du Casino, les autres chez le glacier, des jeunes femmes qui, de loin, m’avaient paru ravissantes. J’étais dans une de ces périodes de la jeunesse, dépourvues d’un amour particulier, vacantes, où partout — comme un amoureux la femme dont il est épris — on désire, on cherche, on voit la beauté.

« Mais Justin », me dites-vous, « qu’est-ce que vous racontez ? » Stephen Stills a écrit une chanson en 1970 où il a chanté : « Quand tu ne peux pas être près de celui que tu aimes, aime celui qui est près de toi. » Évidemment, Proust était là avant lui.

(Les élèves de ce blog auront remarqué qu’aucune histoire française ne m’a autant traumatisé que celle-ci. Il y a des références partout.)

Il suit des pages où le narrateur poursuit cette bande sans leur parler, et on entend le genre de compliments qui expliquent pourquoi ça fait 12 ans depuis mon dernier rendez-vous, car nous sommes trop similaires :

une autre, au visage blanc comme un œuf dans lequel un petit nez faisait un arc de cercle comme un bec de poussin

Une malheureuse attire son attention sans avoir essayé, dans un instant digne du Gendarme et les extra-terrestres :

cette jeune fille coiffée d’un polo qui descendait très bas sur son front m’avait-elle vu au moment où le rayon noir émané de ses yeux m’avait rencontré ?

Suis-je le seul à me souvenir de Mlle de Stermaria ? Ça fait 200 pages depuis la dernière fois où il s’est intéressé à elle. Oubliez-la, elle n’est pas de retour. Il est trop attiré par cette nouvelle inconnue :

Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste si je ne possédais aussi ce qu’il y avait dans ses yeux.

Impossible que je sois le seul à penser à Michel Galabru imité par les extra-terrestres du film avec les rayons émanant des yeux. Mais il nous dit qu’elle n’est pas idéale, car :

une jeune fille rousse à la peau dorée était restée pour moi l’idéal inaccessible

Ah, je me trompais ; c’est plutôt Charlie Brown le narrateur !

Le strip suit également ses tentatives malheureuses pour faire la connaissance d’une petite fille rousse… dont il est amoureux et à laquelle il ne trouve jamais le courage d’adresser la parole.

Charlie Brown

Comme j’ai dit plusieurs fois au passé, je connais trop ce type :

Aussi, je pouvais me dire avec certitude que, ni à Paris, ni à Balbec, dans les hypothèses les plus favorables de ce qu’auraient pu être, même si j’avais pu rester à causer avec elles, les passantes qui avaient arrêté mes yeux, il n’y en avait jamais eu dont l’apparition, puis la disparition sans que je les eusse connues, m’eussent laissé plus de regrets que ne feraient celles-ci, m’eussent donné l’idée que leur amitié pût être une telle ivresse.

Il ne va donc pas gaspiller l’opportunité, non ?

Je rentrai parce que je devais aller dîner à Rivebelle avec Robert

GAAAAAHHHHHJ ! Une quinzaine de pages pour rien. Arrêtez d’être moi, vous !

Mais ce sera peut-être important plus tard :

J’avais entendu une dame dire sur la digue : « C’est une amie de la petite Simonet »

J’ai souvent cherché depuis à me rappeler comment avait résonné pour moi, sur la plage, ce nom de Simonet, encore incertain…

je ne cessai plus de me demander comment je pourrais connaître la famille Simonet ; et cela par des gens qu’elle jugeât supérieurs à elle-même

Quelque part, Gilberte soupire « Je sais ».

Mais revenons à nos saumons :

le ciel, du même rose qu’un de ces saumons que nous nous ferions servir tout à l’heure à Rivebelle

On finit avec la liste de visiteurs qu’il voit à cause d’Aimé, le maître d’hôtel :

On frappa ; c’était Aimé qui avait tenu à m’apporter lui-même les dernières listes des étrangers.

Aimé, avant de se retirer, tint à me dire que Dreyfus était mille fois coupable…

Ce ne fut pas sans un léger choc au cœur qu’à la première page de la liste des étrangers, j’aperçus les mots : « Simonet et famille ».

Dommage, j’étais prêt à lire la polémique sur Dreyfus, après les deux dernières semaines de polémiques. La prochaine fois, peut-être !

Dimanche avec M. Nissim Bernard

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, nous sommes enfin arrivés dans la troisième partie du livre selon la version originale publiée par Gallimard, et j’ai avancé de 30 pages.

Cette partie commence avec un dîner partagé par le narrateur, Saint-Loup et Bloch, fils. Il faut désormais distinguer entre Bloch, fils et Bloch, père car le père entre ici dans l’histoire. On apprend que :

Or je compris pendant cette petite fête que les histoires trop facilement trouvées drôles par notre camarade étaient des histoires de M. Bloch père…

C’est ainsi qu’après avoir dit les choses les plus intelligentes, Bloch jeune, manifestant l’apport qu’il avait reçu de sa famille, nous racontait pour la trentième fois quelques-uns des mots que le père Bloch sortait seulement (en même temps que sa redingote) les jours solennels où Bloch jeune amenait quelqu’un qu’il valait la peine d’éblouir

On apprend aussi que ce même Bloch, père a tendance à faire semblant de connaître des gens tels que Bergotte, mais qu’il ne connaît que de même façon que vous connaissez Audrey Fleurot — c’est-à-dire par les journaux ou à la télé. (Si je me trompe et l’un d’entre vous a son véritable adresse e-mail, merci de m’écrire à l’adresse du blog. Hier.)

Je remarque dans ses commentaires sur le père, l’observation le plus J.D. Salinger de tout :

Dans la famille la plus proche, on se plaisait d’autant plus avec lui que si dans la « société », on juge les gens d’après un étalon, d’ailleurs absurde, et selon des règles fausses mais fixes, par comparaison avec la totalité des autres gens élégants, en revanche dans le morcellement de la vie bourgeoise, les dîners, les soirées de famille tournent autour de personnes qu’on déclare agréables, amusantes, et qui dans le monde ne tiendraient pas l’affiche deux soirs. Enfin, dans ce milieu où les grandeurs factices de l’aristocratie n’existent pas, on les remplace par des distinctions plus folles encore.

Je parle du pire livre jamais écrit en anglais, L’Attrape-cœurs, bien-aimé de Nicola Sirkis pour la même raison que mes goûts littéraires en français ne comprennent pas Racine et Hugo, un manque cruel d’éducation dans une langue étrangère. On peut résumer le tome entier dans la phrase : « Tout le monde est poseur. » Après plus de mille pages de Proust, c’est la première fois où j’ai cette pensée, mais ce morceau m’a frappé. Dans un roman presque entièrement consacré à ces « règles fausses mais fixes », ça menace de tout bouleverser.

Il y avait un moment très drôle quand une sœur de Bloch, fils a posé une question sur le caractère de Bergotte :

— Je l’ai rencontré à plusieurs générales, dit M. Nissim Bernard. Il est gauche, c’est une espèce de Schlemihl. »

J’ai expliqué la signification de schlemiel dans l’humour américain avant. C’était une joie de le retrouver ici. (Le seule personnage de qui je l’aurais dit à ce point, c’est le regretté M. Vinteuil, maltraité par sa fille sans le reconnaître.) M. Bernard est apparemment l’oncle de Bloch, père. On apprend vit qu’il a l’habitude de raconter de grosses salades (j’adore cette expression, qui met les salades dans la bonne place).

Après le dîner, Bloch, fils réussite à insulter Saint-Loup sur les qualités de son oncle, M. de Charlus. Mais plus intéressant, il pose une question au narrateur :

« Quelle est donc cette belle personne avec laquelle je t’ai rencontré au Jardin d’Acclimatation et qui était accompagnée d’un monsieur que je crois connaître de vue et d’une jeune fille à la longue chevelure ? »

Il s’agit de Mme Swann, Odette, ce qui rend la suite hilarante, quand il ajoute :

« Je l’avais rencontrée quelques jours auparavant dans le train de Ceinture. Elle voulut bien dénouer la sienne en faveur de ton serviteur, je n’ai jamais passé de si bons moments… J’espérais, me dit-il, connaître grâce à toi son adresse et aller goûter chez elle, plusieurs fois par semaine, les plaisirs d’Éros… »

Elle doit avoir, quoi, 25 ou 30 ans de plus que lui ?

Puis, on apprend que Françoise n’est pas complètement ravi de Saint-Loup :

Elle eut bientôt à l’égard de Saint-Loup qu’elle adorait une désillusion d’un autre genre, et d’une moindre dureté : elle apprit qu’il était républicain.

J’aurais cru autrement vu son traitement aux mains de la tante Léonie.

Il suite des pages d’histoires sur comment la maîtresse de Saint-Loup, une courtisane comme Odette, avait grosso modo le même effet sur lui qu’Odette sur Swann — si la société n’approuve pas la relation, c’est eux qui se trompent. Heureusement, avant que ça ne puisse durer 300 pages comme le premier tome, il s’avère que Saint-Loup va bientôt quitter Balbec — mais avant ça :

ma grand’mère me dit d’un air joyeux que Saint-Loup venait de lui demander si avant qu’il quittât Balbec elle ne voulait pas qu’il la photographiât

Ouaip, il a un appareil mystérieux, du jamais vu, dit un « Kodak ». Mais avant de vous moquer trop de ça, La Fille ne sait pas quelle est une caméra argentique non plus !

Dimanche avec le baron de Guermantes

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, j’ai avancé de 25 pages.

La dernière fois, on a parlé des propos de Proust (par le biais de Bloch, ami du narrateur) autour des juifs, et j’ai fini par vous dire que l’on reprendra avec un épisode sur les homosexuels, un autre exemple des sentiments ambigus de Proust envers lui-même. C’est donc le nouvel ami du narrateur, le marquis de Saint-Loup, qui nous raconte que son oncle « amenait tous les jours des femmes dans une garçonnière », mais :

— Un jour un des hommes qui est aujourd’hui des plus en vue dans le faubourg Saint-Germain, comme eût dit Balzac, mais qui dans une première période assez fâcheuse montrait des goûts bizarres, avait demandé à mon oncle de venir dans cette garçonnière. Mais à peine arrivé ce ne fut pas aux femmes, mais à mon oncle Palamède, qu’il se mit à faire une déclaration. Mon oncle fit semblant de ne pas comprendre, emmena sous un prétexte ses deux amis, ils revinrent, prirent le coupable, le déshabillèrent, le frappèrent jusqu’au sang, et par un froid de dix degrés au-dessous de zéro le jetèrent à coups de pieds dehors où il fut trouvé à demi mort…

Saint-Loup ajoute que de nos jours, son oncle ne ferait pas pareil. Néanmoins, ce morceau m’a frappé : si Proust s’étendait pendant des pages pour s’éloigner des juifs, cette fois est beaucoup plus courte — mais beaucoup plus violente. C’est comme s’il avait hâte d’annoncer : « Moi, je n’ai rien à voir avec ça et euh, #JeSuisPasOscarWilde ». (Il faut le traduire comme ça pour les plus jeunes.) Je laisse parfois des commentaires dans ces billets pour remarquer que si le narrateur est Proust lui-même, il s’intéresse aux femmes un peu trop, comme si Proust essayait de cacher la vérité. Il faut dire après ça que je n’avais aucune idée du point auquel il irait.

Après les histoires de cet homme ultra-viril (« Beau comme il a été, il a dû avoir des femmes ! »), le narrateur est suivi par :

un homme d’une quarantaine d’années, très grand et assez gros, avec des moustaches très noires… des yeux dilatés par l’attention.

C’est l’acteur Noël Roquevert !

M. Roquevert à ses 52 ans, avec un chapeau Borsalino et une moustache fine et noire
Noël Roquevert, Photo par Studio Harcourt, Domaine public

En fait, ce n’est pas M. R., qui restait inconnu jusqu’à une décennie après la mort de Proust, mais c’est l’un de mes acteurs de seconds rôles préférés, et j’ai tout de suite pensé à lui en lisant la description. C’est plutôt le neveu de Mme de Villeparisis :

voilà que je t’appelle le baron de Guermantes. Je vous présente le baron de Charlus.

Oh là là, mais tous les fils se nouent, les uns aux autres ! Il est donc parent de la duchesse de Guermantes qui le narrateur suivait avec intérêt pendant sa jeunesse à Combray, et c’est le même M. de Charlus qui aidait Swann dans sa relation avec Odette. Puis-je ajouter, « Finalement » ? Tous les noms se multipliaient sans cesse dans le premier tome, sans jamais être liés de façon interessante.

Saint-Loup dit au narrateur que :

notre cri, notre cri de guerre, qui devint ensuite Passavant, était d’abord Combraysis

Le nœud se resserre, si vous vous souvenez que Swann était l’ami de la princesse des Laumes :

mon oncle Palamède aurait dû prendre le titre de prince des Laumes, qui était celui de son frère avant qu’il devînt duc de Guermantes

Puis la lumière s’allume et le narrateur comprend pourquoi Monsieur semblait le reconnaître :

— Mais parmi les nombreuses maîtresses que vous me disiez qu’avait eues votre oncle, M. de Charlus, est-ce qu’il n’y avait pas Madame Swann ?

— Oh ! pas du tout !… Vous causeriez beaucoup d’étonnement dans le monde si vous aviez l’air de croire cela.

Je n’osais lui répondre qu’on en aurait éprouvé bien plus à Combray si j’avais eu l’air de ne pas le croire.

HAHAHAHAHAHAHAHAHA !

Ce baron de Charlus se révèle très attentionné à une soirée plus tard :

Il m’avait évidemment vu, sans le laisser paraître, et je m’aperçus alors que ses yeux, qui n’étaient jamais fixés sur l’interlocuteur, se promenaient perpétuellement dans toutes les directions

Il suit des pages de réflexions sur ce sujet. Le narrateur n’aime vraiment pas de Charlus :

M. de Charlus avait beau en fermer hermétiquement l’expression, les yeux étaient comme une lézarde, comme une meurtrière que seule il n’avait pu boucher et par laquelle, selon le point où on était placé par rapport à lui, on se sentait brusquement croisé du reflet de quelque engin intérieur qui semblait n’avoir rien de rassurant

Tout à coup, l’épisode de la Berma dans une représentation de Phèdre prend enfin de l’importance :

— Il y a plus de vérité dans une tragédie de Racine que dans tous les drames de Monsieur Victor Hugo, répondit M. de Charlus.

— C’est tout de même effrayant, le monde, me dit Saint-Loup à l’oreille. Préférer Racine à Victor Hugo c’est quand même quelque chose d’énorme !

On finit sur un épisode absolument bizarre, qui sera donc probablement important plus tard. M. de Charlus rend visite à la chambre du narrateur pour le prêter un tome de Bergotte en lui disant :

Mais du moins vous avez bien placé votre affection dans votre grand’mère.

Le lendemain, ils se voient encore une fois et :

je fus bien étonné de l’entendre me dire, en me pinçant le cou, avec une familiarité et un rire vulgaires :

— Mais on s’en fiche bien de sa vieille grand’mère, hein ? petite fripouille !

Avec ça, M. de Charlus exige la restitution de son tome de Bergotte et reproche au narrateur de :

ne pas partir en guerre pour répondre aux choses qu’on vous dit avant d’avoir pénétré leur signification. 

Franchement, moi non plus, je n’ai pas pénétré la signification de cet échange. Il me semble que de Charlus profite simplement de maintenir les autres dans l’incertitude quant à ses avis. Mais avec ça, de Charlus quitte Balbec et l’histoire prend une autre direction.

Dimanche avec Proudhon

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, j’ai avancé de 24 pages.

Avant de continuer, je dois vous dire que j’ai eu un jour hier, comme on dit en anglais. J’ai dû faire un aller-retour de 120 km pour un défilé de la fanfare de La Fille, j’ai raté le déjeuner et j’ai eu une crise diabétique où je me suis évanouie, puis la fanfare est revenue presque 1 1/2 heures en retard et nous avons presque raté notre réservation pour le dîner. Mais après tout ça, je me suis dit, « Quoi, vous allez rater Marcel pour ça ? Il y a des viennoiseries qui comptent sur ce billet pour être mangées avec ! » Alors nous voilà.

La dernière fois, nous venons de faire la connaissance du marquis de Saint-Loup. En recommençant avec lui, on apprend que :

il était imbu d’autre part de ce qu’elle appelait les déclamations socialistes, rempli du plus profond mépris pour sa caste et passait des heures à étudier Nietzsche et Proudhon. 

Ah oui, Proudhon, M. « La propriété, c’est le vol ! » (On apprend ça aux lycées américains.) Certainement le genre de penseur bien-aimé des marquis. Pas surprenant que sa tante, Mme de Villeparisis, ne soit pas fan.

Le narrateur fait la comparaison entre Saint-Loup et le comte de Marsantes, son père.

Robert de Saint-Loup, parce qu’il était de ceux qui croient que le mérite est attaché à certaines formes de la vie, avait un souvenir affectueux mais un peu méprisant d’un père qui s’était occupé toute sa vie de chasse et de course, avait bâillé à Wagner et raffolé d’Offenbach.

Hmmm, je suis allé voir Lohengrin, et j’ai bâillé. Et je préfère certainement Offenbach. Voilà, évidemment je suis un comte !

Il y a juste quelques pages, le narrateur trouvait Saint-Loup froid et hostile, mais maintenant :

Il fut bien vite convenu entre lui et moi que nous étions devenus de grands amis pour toujours, et il disait « notre amitié » comme s’il eût parlé de quelque chose d’important et de délicieux qui eût existé en dehors de nous-mêmes et qu’il appela bientôt — en mettant à part son amour pour sa maîtresse — la meilleure joie de sa vie. 

Il y a une expression courante en anglais qui vient à l’esprit : « That escalated quickly! » (On pourrait dire « Ça a monté en flèche », ou peut-être « Ça s’est vite intensifié », mais je préfère le ton ironique de l’anglais ici.) Il a fallu 300 pages pour raconter l’affaire Swann-de Crécy, et 200 pour la relation bizarre entre le narrateur et Gilberte, mais seulement une dizaine pour cette déclaration ? Ça ne me semble pas mérité selon les règles proustiennes.

Mais on voit encore une fois dans le caractère du narrateur l’arriviste désagréable qui jette encore et encore ses vieilles connaissances une fois le nouveau jouet arrive. Cette fois, il s’agit de son vieil ami Bloch, celui qui l’a initié à l’écriture de Bergotte dans le premier tome. (Le même Bergotte qu’il vient de rembarrer.) Bloch est arrivé à Balbec, et le narrateur lui rencontre en train d’annoncer fortement des propos antisémites afin de ne pas être lié avec la foule d’autres touristes juifs qui y sont arrivés en même temps.

Un jour que nous étions assis sur le sable, Saint-Loup et moi, nous entendîmes d’une tente de toile contre laquelle nous étions, sortir des imprécations contre le fourmillement d’Israélites qui infestait Balbec… C’était mon camarade Bloch. 

(N’oubliez pas que certains membres de la famille du narrateur étaient très froids avec Bloch dans le premier tome à cause d’être juif.)

Cependant, Bloch affronte directement l’arrivisme du narrateur, quelque chose qui n’a pas assez souvent lieu :

Pourtant, il me demanda : « Est-ce par goût de t’élever vers la noblesse — une noblesse très à-côté du reste, mais tu es demeuré naïf — que tu fréquentes de Saint-Loup-en-Bray ? Tu dois être en train de traverser une jolie crise de snobisme. Dis-moi, es-tu snob ? Oui, n’est-ce pas ? »

La réponse n’est pas aussi directe que ça. Le narrateur se lance dans un discours de 6 pages sur les défauts des autres. C’est censé être un reproche de Bloch, mais rien que la longueur le révèle un peu trop intéressé.

Ça dit, une fois que le récit se reprend, Bloch révèle son propre côté à la fois flatteur et manipulateur :

Je n’avais pas cru que nous serions jamais admis à le connaître, car Bloch fils avait mal parlé de moi à Saint-Loup et de Saint-Loup à moi.

Puis, Bloch attribut son comportement à exactement ce qu’il vient de mépriser chez les juifs :

— Tu ne peux t’imaginer ma douleur quand je pense à toi, reprit Bloch. Au fond, c’est un côté assez juif chez moi, ajouta-t-il ironiquement en rétrécissant sa prunelle comme s’il s’agissait de doser au microscope une quantité infinitésimale de « sang juif »… « J’aime assez, ajouta-t-il, faire ainsi dans mes sentiments la part, assez mince d’ailleurs, qui peut tenir à mes origines juives ».

À noter, c’est ici où le narrateur et Proust lui-même ne sont pas identiques, parce que ces propos de Bloch reflètent exactement les attitudes ambivalentes de Proust envers ses propres ancêtres, à commencer par sa mère. (J’aimerais bien savoir ce que Sigmund Freud pensait de la Recherche tout à coup, s’il la connaissait. D’autre part, c’est probablement trop prévisible.)

Mais on est loin d’épuiser la haine de soi chez Proust. J’arrête ici car la semaine prochaine, ce que Proust a à dire à propos d’un personnage homosexuel sera sous la loupe. Si je pensais que son habitude de tomber amoureux de chaque fille qui le croise était un peu trop, oh là là mais la prochaine partie sent déjà la fin du roman 1984 !

Dimanche avec le marquis de Saint-Loup

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, j’ai avancé de 30 pages.

La dernière fois, nous avons laissé le jeune Proust au milieu du paysage autour de Balbec, en train de rêvasser sur les filles paysannes. J’ai raté ce qu’il a dit immédiatement après :

Pour les belles filles qui passaient, du jour où j’avais su que leurs joues pouvaient être embrassées, j’étais devenu curieux de leur âme.

Heureusement pour sa réputation littéraire, les portables n’existaient pas à l’époque. Sinon, il aurait écrit « j’étais devenu curieux de leur 06 » et ça aurait provoqué un scandale.

Au moins ces réflexions sans cesse sur déranger toute femme autour de lui sont récompensées par le meilleur moment de l’œuvre entière jusqu’ici :

quelques années après celle où j’allai pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en voiture avec un ami de mon père et ayant aperçu une femme qui marchait vite dans la nuit, je pensai qu’il était déraisonnable de perdre pour une raison de convenances ma part de bonheur dans la seule vie qu’il y ait sans doute, et sautant à terre sans m’excuser, je me mis à la recherche de l’inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé, sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin que j’évitais partout et qui, heureuse et surprise, s’écria : « Oh ! comme c’est aimable d’avoir couru pour me dire bonjour. »

Bien sûr, il fallait subir tout le récit de Swann chez les Verdurin pour savourer vraiment ce TLBM (tu l’as bien mérité).

Et juste après ça, Bergotte lui-même passe par Balbec et le narrateur se plaint que :

elle me remit une lettre qui avait été déposée pour moi à l’hôtel. Je ne connaissais personne à Balbec. Je ne doutai pas que la lettre ne fût de la laitière. Hélas, elle n’était que de Bergotte…

Oui, il aurait préféré recevoir une lettre d’une laitière inconnue que de Bergotte, celui pour lequel il avait passé des mois à manipuler Gilberte et sa mère juste pour le rencontrer.

Je vous épargnerai d’autres contes de ce genre. Mais après un peu, Proust met dans la bouche de Mme de Villeparisis ses critiques d’autres écrivains français (ce n’est pas la première fois, d’où mon avis que ce sont vraiment à lui) :

Timidement je citais à Mme de Villeparisis en lui montrant la lune dans le ciel quelque belle expression de Chateaubriand, ou de Vigny, ou de Victor Hugo…

— Et vous trouvez cela beau ? me demandait-elle, génial comme vous dites ? Je vous dirai que je suis toujours étonnée de voir qu’on prend maintenant au sérieux des choses que les amis de ces messieurs, tout en rendant pleine justice à leurs qualités, étaient les premiers à plaisanter… M. de Chateaubriand venait bien souvent chez mon père… dès qu’il y avait du monde, il se mettait à poser et devenait ridicule.

Elle reprochait à Balzac, qu’elle s’étonnait de voir admiré par ses neveux, d’avoir prétendu peindre une société « où il n’était pas reçu »… Victor Hugo…n’a reçu le titre de grand poète qu’en vertu d’un marché fait et comme récompense de l’indulgence intéressée qu’il a professée pour les dangereuses divagations des socialistes.

J’ai dû beaucoup couper, mais je vous rassure que les sentiments ici sont liés aux bons écrivains. Il n’est pas timide, notre Proust !

Puis, le neveu de Mme de Villeparisis arrive à l’hôtel, le marquis de Saint-Loup, et tout change. Le narrateur imagine qu’ils deviendront amis :

Au cours de nos promenades, elle nous avait vanté sa grande intelligence, surtout son bon cœur ; déjà je me figurais qu’il allait se prendre de sympathie pour moi, que je serais son ami préféré

Mais il a bien tort :

Quelle déception j’éprouvai les jours suivants quand, chaque fois que je le rencontrai dehors ou dans l’hôtel… je pus me rendre compte qu’il ne cherchait pas à se rapprocher de nous et vis qu’il ne nous saluait pas quoiqu’il ne pût ignorer que nous étions les amis de sa tante.

Après un certain temps, il y a finalement une amélioration, sans vraie explication, et :

je vis cet être dédaigneux devenir le plus aimable, le plus prévenant jeune homme que j’eusse jamais rencontré.

C’est ici que j’arrête, car je sais déjà grâce aux tableaux des matières que ce marquis jouera un rôle important beaucoup plus tard. Il faut donc me concentrer la prochaine fois sur ce qu’il fait, car ce sont nos premières impressions de son caractère. Mais il y a une bonne nouvelle là — Proust nous épargnera de ses rêves inutiles sur chaque fillette malheureuse qui croise son chemin !

Dimanche avec la princesse de Luxembourg

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, j’avancé de 36 pages.

La dernière fois, notre narrateur avait soudainement conçu, sans l’expliquer, un plan pour utiliser la marquise de Villeparisis pour s’approcher de Mlle de Stermaria. Vous vous attendez donc à entendre comment ce plan s’est déroulé, la suite logique de cette déclaration. Avez-vous oublié de qui on parle ?

Car la toute première chose qu’il fait, c’est de se plaindre de sa grand-mère pour ne pas s’être lancée dans une conversation avec la marquise :

Malheureusement, s’il y avait quelqu’un qui, plus que quiconque, vécût enfermé dans son univers particulier, c’était ma grand’mère… je n’osais pas lui avouer que si ces mêmes gens l’avaient vue causer avec Mme de Villeparisis, j’en aurais eu un grand plaisir, parce que je sentais que la marquise avait du prestige dans l’hôtel et que son amitié nous eût posés aux yeux de M. de Stermaria.

Proust évoque souvent une idée comme ça juste pour faire une comparaison avec une autre chose qui suit, alors peu après, c’est l’un des habitués de Balbec qui utilise le maître d’hôtel pour établir sa place auprès des Stermaria :

— Aimé, vous pourrez dire à M. de Stermaria qu’il n’est pas le seul noble qu’il y ait dans cette salle à manger. Vous avez bien vu ce monsieur qui a déjeuné avec moi ce matin ?… Eh bien, c’est le marquis de Cambremer.

Le lendemain, monsieur a hâte de se présenter audit habitué. Le narrateur voit ça, et maintenant qu’il est dans la même pièce avec mademoiselle et son père est distrait, il en profite pour se présenter à elle. Hahaha, non. Ce serait logique. Au lieu de ça, il construit des fantasmes sur une vie avec mademoiselle :

je croyais sentir qu’elle eût facilement permis que je vinsse chercher sur elle le goût de cette vie si poétique qu’elle menait en Bretagne… Et, un mois où elle serait restée seule sans ses parents dans son château romanesque, peut-être aurions-nous pu nous promener seuls le soir tous deux… il me semblait que je ne l’aurais vraiment possédée que là…

Tout ça en pensant à une fille qu’il a vu pour la première fois pas plus que deux jours plus tôt, avec qui il n’a même jamais dit bonjour. Au moins on sait qu’il n’a pas été kidnappé par les profanateurs de sépultures.

Proust remarque un parallèle avec la vie des domestiques. Françoise est enfin arrivée, et a vite fait des amitiés avec le personnel de l’hôtel, et ne veut pas les déranger, ce qui a pour conséquence :

De sorte qu’en somme nous ne pouvions plus avoir d’eau chaude parce que Françoise était devenue l’amie de celui qui la faisait chauffer.

Les hiérarchies et les protocoles se reproduisent peu importe le niveau !

Naturellement, après tout ce drame, la grand-mère et la marquise se rencontrent et deviennent amies. Ça énerve Françoise, qui :

trouvait à tout moment qu’on nous avait « manqué », conclusion à laquelle l’amenait facilement, d’ailleurs, autant que son amour excessif pour nous, le plaisir qu’elle avait à nous être désagréable.

Est-ce que je suis le seul qui se souvient des louanges pour Françoise au début du premier tome ? Qui veut une domestique qui aime être désagréable envers ses clients ? De toute façon, elle change d’avis car la marquise est sympa envers elle.

Je pause pour noter que Proust et moi partageons autre chose en commun :

la chair vivante des huîtres me répugnait encore plus que la viscosité des méduses ne me ternissait la plage de Balbec

D’accord, Marcel. Les moules sont délicieux, et les palourdes aussi, mais les huîtres, beurk.

Après l’obsession du narrateur pour Mme Guermantes dans le premier tome, la grand-mère dit un jour :

— Il faudra que je pense une fois à lui demander si je me trompe et si elle n’a pas quelque parenté avec les Guermantes

Comme dit une loi des jeux vidéo, « Toutes les rumeurs sont des faits. » Le fait d’être mentionné suffit pour l’établir. Nous parlerons de la source de cette loi la semaine prochaine, car une fois évoquée, il faut en parler.

Il suit un autre épisode tout comme celui de la marquise avec son amie, la princesse de Luxembourg. Sauf qu’elle est apparemment une arnaque. Ou pas. C’est ce qui croient les « habitués » :

— Si, j’ai fait semblant de me tromper, j’ai pris la carte, elle a comme nom de guerre la princesse de Luxembourg ! Avais-je raison de me méfier !

Mais Proust nous rassure qu’il ne s’agit que de la jalousie de la bourgeoisie, qui ne comprend pas que l’aristocratie n’est pas toujours aussi riche que les bourgeois, mais a d’autres façons de reconnaître ceux de sa classe.

Le narrateur tombe malade — encore, je le sais — et c’est le prétexte pour arrêter d’aller à la plage et partir en balade avec la marquise autour du paysage. Au-delà de ses avis particulièrement républicains, étonnant pour une marquise aux yeux du narrateur, nous pouvons en passer. Mais je conclus avec un autre exemple du narrateur en train d’être lui-même :

alors nous croisions, la montant à pied, à bicyclette, en carriole ou en voiture, quelqu’une de ces créatures — fleurs de la belle journée, mais qui ne sont pas comme les fleurs des champs… quelque fille de ferme poussant sa vache ou à demi couchée sur une charrette, quelque fille de boutiquier en promenade, quelque élégante demoiselle assise sur le strapontin d’un landau, en face de ses parents. 

Restez dans la voiture de la marquise, Marcel. Sans même connaître leurs prénoms, je sais déjà que chacune d’entre elles ne mérite pas vos drôles de jeux d’esprit !

Dimanche avec les de Stermaria

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, j’ai avancé de 25 pages.

La dernière fois, notre héros et sa grand-mère faisaient leur tout pour me faire appeler le 119. Puis je me suis souvenu du fait que tout ça s’est déroulé il y a un siècle et en plus, mon portable est dans la mauvaise zone. Mais ne vous inquiétez pas, il s’est tout de suite replongé dans de nouvelles bêtises !

Sa première nuit dans une nouvelle chambre ne passe pas très bien, et ses pensées vont en direction de Nopeistan de l’Est :

Peut-être cet effroi que j’avais…de coucher dans une chambre inconnue…n’est-il que la forme…de ce grand refus désespéré qu’opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie présente…que les nécessités de la vie pourraient m’obliger à vivre loin de Gilberte…

Nonononon. Ça fait deux ans depuis le moment où vous avez quitté Gilberte de votre propre volonté, vous. Je ne veux entendre même pas un mot de plus à propos de « cet effroi ». Et pour info, je viens de déménager dans une toute nouvelle chambre où le seul problème la première nuit était le fait que j’avais laissé ma couverture dans mon ancien appartement, alors j’ai eu froid (je l’ai récupérée le lendemain). Pourtant, personne ne dira que mon compte rendu de ces faits est de la grande littérature.

Mais en fait, il y a un point important qu’il soulève ici, qu’un déménagement loin d’où nous sommes habitués à vivre peut être un vrai traumatisme, même si ça réussit des buts importants :

Certes ces amitiés nouvelles pour des lieux et des gens ont pour trame l’oubli des anciennes… Et la crainte d’un avenir où nous seront enlevés la vue et l’entretien de ceux que nous aimons et d’où nous tirons aujourd’hui notre plus chère joie… ce serait donc une vraie mort de nous-même, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi différent…

Je pense souvent à exactement cette question : j’ai enfin trouvé une communauté chez moi — pourquoi est-ce que j’ai envie de tout plaquer et recommencer à nouveau loin d’ici en 2029 ? Carrefour. C’est largement Carrefour. Et des stations-service pleines de nougat de Montélimar. Non, mais sérieusement, c’est parce qu’ils sont tous à des étapes de la vie trop différentes de la mienne, et si je veux avoir la moindre opportunité de vivre la vie dont j’ai envie, ça doit être dans une plus grande communauté avec plus de monde comme moi. Mais ce sont des réflexions face à l’idée de croiser un continent et un océan et y rester pour toujours. Pas de partir en vacances une semaine dans une station balnéaire à 200 km de chez moi. Notre narrateur a des idées beaucoup trop extravagantes pour les circonstances.

Cependant, même dans ce nouveau milieu, certains faits de la vie bourgeoise restent les mêmes. Il s’avère que tout comme le salon des Verdurin, il y a les habitués de Balbec :

ils se composaient de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie de la France, d’un premier président de Caen, d’un bâtonnier de Cherbourg, d’un grand notaire du Mans… venaient se concentrer dans cet hôtel.

Comme les Verdurin, il faut avoir quelqu’un à exclure, afin de se sentir supérieur, et dans ce cas, il s’agit d’une petite vieillarde :

D’autre part, le bâtonnier et ses amis ne tarissaient pas de sarcasmes, au sujet d’une vieille dame riche et titrée, parce qu’elle ne se déplaçait qu’avec tout son train de maison.

Il y a d’autres personnages qui séjournent à Balbec sans faire partie de cette communauté. Les de Stermaria, une famille bretonne, ne passent guère de temps dans l’hôtel, mais quand monsieur voit le narrateur et sa grand-mère à « sa » table, il faut les remettre dans leur place :

À peine commencions-nous à déjeuner qu’on vint nous faire lever sur l’ordre de M. de Stermaria, lequel venait d’arriver et, sans le moindre geste d’excuse à notre adresse, pria à haute voix le maître d’hôtel de veiller à ce qu’une pareille erreur ne se renouvelât pas, car il lui était désagréable que « des gens qu’il ne connaissait pas » eussent pris sa table.

Charmants, eux. Je me suis dit : « Je crois que nous les reverrons ; sinon, je les laisserais tomber. » 4 pages plus tard, voilà :

Hélas, d’aucune de ces personnes le mépris ne m’était aussi pénible que celui de M. de Stermaria.

Car j’avais remarqué sa fille dès son entrée, son joli visage pâle et presque bleuté…

Vraiment, ce gars est le type le plus prévisible au monde, non ? Et si je vous disais que la prochaine chose qu’il faisait, c’était d’utiliser la vieillarde pour faire la connaissance de mademoiselle ? Exactement comme il a utilisé Mme Swann pour faire la connaissance de Gilberte, afin de s’approcher de Bergotte ?

le directeur se pencha vers ma grand’mère… il lui coula dans l’oreille : « La Marquise de Villeparisis »…

On peut penser que l’apparition soudaine, sous les traits d’une petite vieille, de la plus puissante des fées ne m’aurait pas causé plus de plaisir, dénué comme j’étais de tout recours pour m’approcher de Mlle de Stermaria… Tandis que cette Mme de Villeparisis était bien la véritable, elle n’avait pas été victime d’un enchantement… mais était capable au contraire d’en mettre un à la disposition de la mienne qu’il centuplerait, et grâce auquel… j’allais franchir en quelques instants les distances sociales infinies, au moins à Balbec, qui me séparaient de Mlle de Stermaria.

C’est comme regarder un accident de train au ralenti. On sait ce qui arrivera à chaque fois, mais impossible de détourner le regard quand même. La prochaine fois, on regardera l’accident de près !

Dimanche avec la Vierge de Balbec

Vous ne pensiez pas qu’une petite chose comme le bouleversement complet de ma quotidienne allait annuler Dimanche avec Marcel, non ? C’est trop important (et j’ai toujours trop mal aux genoux pour passer beaucoup de temps en rangeant le nouvel appartement). On reprend donc « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, je n’ai avancé que de 15 pages.

La dernière fois, notre jeune ingrat vient d’arriver en Vieux-Balbec, dit Balbec-en-Terre. En attendant l’arrivée de sa grand-mère et Françoise, il visite l’église de Balbec, possédée d’une statue du Christ avec une histoire tirée directement de l’histoire de la Somme :

Balbec-en-terre, où je me trouvais, n’était ni une plage ni un port. Certes, c’était bien dans la mer que les pêcheurs avaient trouvé, selon la légende, le Christ miraculeux dont un vitrail de cette église qui était à quelques mètres de moi racontait la découverte…

Mais plutôt que le Christ attendu, c’est une statue de la Vierge qui fait la renommée de l’église de Balbec. Le narrateur nous dit qu’il avait été impressionné par des moulages au musée du Trocadéro, mais une fois face à la vraie :

c’était elle enfin, l’œuvre d’art immortelle et si longtemps désirée, que je trouvais, métamorphosée ainsi que l’église elle-même, en une petite vieille de pierre dont je pouvais mesurer la hauteur et compter les rides.

Rien ne suffit jamais pour celui-ci ! Quand je me suis retrouvé face au Premier Consul passe les Alpes, Le Radeau de la Méduse, Le Serment des Horaces et Jeanne d’Arc d’Ingres en l’espace d’une journée, je ne me suis pas dit : « Bah, c’était mieux en photos dans mon manuel scolaire » !

Il y a un autre train à prendre pour passer de Vieux-Balbec à Balbec-plage, et c’est au quai où nous apprenons que :

je retrouvai ma grand’mère mais l’y retrouvai seule — car elle avait imaginé de faire partir avant elle, pour que tout fût préparé d’avance (mais lui ayant donné un renseignement faux n’avait réussi qu’à faire partir dans une mauvaise direction), Françoise qui en ce moment sans s’en douter filait à toute vitesse sur Nantes et se réveillerait peut-être à Bordeaux.

La bienheureuse Françoise sera donc peut-être épargnée une semaine de ces anti-vacances.

Je note une deuxième expérience où le narrateur se révèle mon opposé, sur le train vers Balbec-plage :

À tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à l’une des stations qui précédaient Balbec-Plage et dont les noms mêmes (Incarville, Marcouville, Doville, Pont-à-Couleuvre, Arambouville, Saint-Mars-le-Vieux, Hermonville, Maineville) me semblaient étranges…De même, rien moins que ces tristes noms faits de sable, d’espace trop aéré et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot ville s’échappait comme vole dans pigeon-vole…

Pour le narrateur, ces noms inconnus sont tristes et sans signification. Pour un plus vieux Justin, arrivant en France pour la première fois :

Mais je veux que vous regardiez cette carte du RER B d’autre façon, comme je l’ai vu. Je ne connaissais aucun de ces endroits, et pour moi chacun et tout aurait pu être le site du château de Cendrillon, pour autant que je sache.

Je découvre la Seine-Saint-Denis

J’avoue ici que je devais beaucoup à un chapitre d’Orthodoxie par G.K. Chesterton, « L’Éthique du pays des fées », mais je note que j’étais déjà au courant de la réputation de la Seine-Saint-Denis. C’est tout une question d’attitude. Quelle tristesse pour le jeune narrateur qu’il ne puisse pas regarder tous ces endroits inconnus comme un champ de possibilités, avec espoir plutôt qu’avec cynisme. Franchement, avec toutes les vies fantasmatiques qu’il vit dans sa tête, je trouve ça plus que surprenant.

Le narrateur et sa grand-mère arrivent enfin au Grand-Hôtel, où j’étais surpris à lire :

Tandis que j’entendais ma grand’mère, sans se froisser qu’il l’écoutât son chapeau sur la tête et tout en sifflotant, lui demander avec une intonation artificielle : « Et quels sont… vos prix ?… Oh ! beaucoup trop élevés pour mon petit budget »

À l’époque, on pouvait négocier les prix avec les hôtels ? Essayez ça chez Accor ou Hilton de nos jours !

Le narrateur est émerveillé par un ascenseur :

le directeur vint lui-même pousser un bouton : et un personnage encore inconnu de moi, qu’on appelait « lift » (et qui à ce point le plus haut de l’hôtel où serait le lanternon d’une église normande, était installé comme un photographe derrière son vitrage ou comme un organiste dans sa chambre), se mit à descendre vers moi avec l’agilité d’un écureuil domestique, industrieux et captif. 

Il faut se souvenir qu’il s’agit des années 1890. Mais quelle description de ce machin quotidien !

On finit cette fois sur un instant qui serait reçu plutôt différemment à notre époque :

ayant vu qu’elle voulait m’aider à me coucher et me déchausser, je fis le geste de l’en empêcher et de commencer à me déshabiller moi-même, elle arrêta d’un regard suppliant mes mains qui touchaient aux premiers boutons de ma veste et de mes bottines.

— Oh, je t’en prie, me dit-elle. C’est une telle joie pour ta grand’mère.

Quelle époque, quand les ascenseurs étaient quelque chose de bizarre, mais déshabiller ses parents ados du sexe opposé, non !

Dimanche avec des tortillas

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Avec ce billet, on se lance dans la seconde partie du livre, « Noms de pays : le pays ». Il n’y aura pas de Dimanche avec Marcel la semaine prochaine, car je passerai plutôt Dimanche avec Une tonne de boîtes. Cette fois, j’ai avancé de 25 pages.

On commence avec une note malpolie pour renvoyer Gilberte :

J’étais arrivé à une presque complète indifférence à l’égard de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand’mère pour Balbec. 

C’est quoi Balbec ? Ne le cherchez pas sur une carte ; c’est une station balnéaire fictive. On dit que c’est inspiré de la ville de Kerplougastennsac’h, dans le Finistère. Non, je plaisante, la ville se nomme Beg Meil. Mais Balbec vient encore plus fortement de Cabourg, dans le Calvados, particulièrement le Grand Hôtel, qui existe vraiment. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que le restaurant du Grand Hôtel s’appelle Le Balbec. C’est ça le marketing. Mais la carte ne contient pas de madeleines, et pire, il y a ce cauchemar — si je suis à Cabourg, je ne cherche pas de faux desserts mexicains !

MAÏS & TORTILLAS 18
Mais en différentes textures (grillé, crémeux, mousseux, croquant et glacé), guacamole au piment jalapeño, tortillas à la farine de mais. Pour accentuer les saveurs, nous vous invitons à découvrir une liqueur de maïs du Mexique (2cl - 8€).
Capture d’écran de la carte

Je vous jure, si je mange une tortilla de plus cette semaine… ([À noter, sur les calendriers Américains, la semaine commence avec dimanche, pas lundi. Il sera chez Miguel’s dimanche, rassurez-vous. — M. Descarottes])

Je n’ai aucun commentaire sur la prochaine citation. Je vais juste vous laisser chercher le sujet de cette phrase.

Mais enfin le plaisir spécifique du voyage n’est pas de pouvoir descendre en route et de s’arrêter quand on est fatigué, c’est de rendre la différence entre le départ et l’arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu’on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle qu’elle était dans notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu’au cœur d’un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu’il franchissait une distance que parce qu’il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu’il nous menait d’un nom à un autre nom ; et que schématise (mieux qu’une promenade où, comme on débarque où l’on veut, il n’y a guère plus d’arrivée) l’opération mystérieuse qui s’accomplissait dans ces lieux spéciaux, les gares, lesquels ne font pas partie pour ainsi dire de la ville mais contiennent l’essence de sa personnalité de même que sur un écriteau signalétique elles portent son nom.

Juste avant de partir, un docteur dit à notre héros :

« Je vous réponds que si je pouvais seulement trouver huit jours pour aller prendre le frais au bord de la mer, je ne me ferais pas prier. »

Il reste 400 pages dans ce tome. Ça veut dire que les 300 précédentes, qui s’étalent sur au moins un an, se sont déroulés plus vite que ce qui m’attend ?

J’interromps ce billet pour vous conseiller que si vous avez des pensées suicidaires, veuillez appeler le 3114, ou d’autres lignes d’écoute si besoin.

Le narrateur mentionne que le train pour Balbec passe par :

la cathédrale de Saint-Lô, avant qu’il se fût éloigné vers le couchant.

J’ai eu une pensée émue en pensant que Proust ne savait pas ce qui était arrivé à cette église, dont sa beauté a été gâchée par l’Histoire.

Le narrateur et sa grand-mère y voyagent séparément, afin qu’elle puisse passez une nuit chez une amie sur la route. Le narrateur pense de son arrivée :

Et peut-être était-il moins pénible pour moi de sentir l’objet admirable de mon voyage placé avant la cruelle première nuit où j’entrerais dans une demeure nouvelle et accepterais d’y vivre.

« La cruelle première nuit » ?!? Dites-donc, mon gars, je me suis enregistré dans trois ibis budget différents pendant mon voyage en 2023. Et vous, vous allez vous enregistrer dans un hôtel où le truc le plus pénible est un dessert à la guacamole pour 18 €. Non, je ne sais pas combien de francs de l’époque de Proust ça veut dire.

Devinez qui va accompagner le narrateur :

Mais devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d’êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d’un esprit d’élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d’un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes…

Ça ne vous parle pas ? Françoise la cuisinière est de retour — et je vous promets, si on sort avec moi, je ne ferai jamais la comparaison entre elle et un chien comme ça ! Des drôles de compliments de notre Marcel !

Et à moi pourtant ma propre voix me donnait du plaisir

Nan, vous plaisantez !

Il voit du train une fille :

la belle fille me donna aussitôt le goût d’un certain bonheur… d’un bonheur qui se réaliserait en vivant auprès d’elle.

Son cœur d’artichaut est encore pire que le mien ! Heureusement pour cette fille, le train quitte la gare avant qu’il ne puisse lui faire une Gilberte.

Et c’est ici où nous arrêtons, avec son arrivée à Balbec-en-terre, à ne pas confondre ni avec Balbec-plage ni avec Balbec-dans-l’espace (j’ai inventé l’un des deux). En deux semaines, on découvrira ce qu’il fera sur place.

Dimanche avec personne

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, j’ai avancé de 26 pages.

Quand nous avons quitté notre héros la dernière fois, il avait décidé de rendre visite à Gilberte après tout. Mais ce type, qui l’évitait à cause d’une insulte largement imaginaire, a une idée si bête en affaires amoureuses que je ne peux que l’appeler « Justinesque » :

Du moment que tout était oublié, que j’étais réconcilié avec Gilberte, je ne voulais plus la voir qu’en amoureux. Tous les jours elle recevrait de moi les plus belles fleurs qui fussent.

Mais cette idée ne dure même pas une page avant que tout ne parte en vrille :

[D]ans le crépuscule, je crus reconnaître, très près de la maison des Swann mais allant dans la direction inverse et s’en éloignant, Gilberte qui marchait lentement, quoique d’un pas délibéré, à côté d’un jeune homme avec qui elle causait et duquel je ne pus distinguer le visage… cette Gilberte que, maintenant, j’étais décidé à ne plus revoir.

Décidez-vous. Mais enfin, de toutes ces pensées confuses, de la sagesse :

Le plus souvent nous continuons de nous évertuer et d’espérer quelque temps. Mais le bonheur ne peut jamais avoir lieu.

Quant à l’argent pour les fleurs, cette fois, nous ne sommes pas pareils :

Je serrai les dix mille francs. Mais ils ne me servaient plus à rien. Je les dépensai du reste encore plus vite que si j’eusse envoyé tous les jours des fleurs à Gilberte, car, quand le soir venait, j’étais si malheureux que je ne pouvais rester chez moi et allais pleurer dans les bras de femmes que je n’aimais pas.

Alors, il va enfin arrêter de penser à une relation amoureuse, non ? Non.

Pour une minute où je revoyais Gilberte maussade, combien n’y en avait-il pas où je combinais une démarche qu’elle ferait faire pour notre réconciliation, pour nos fiançailles peut-être.

Votre quoi ? L’envie de le gifler à travers un siècle remonte. Puis, la préfiguration.

Il y eut une scène à la maison parce que je n’accompagnai pas mon père à un dîner officiel où il devait y avoir les Bontemps avec leur nièce Albertine, petite jeune fille, presque encore enfant

On n’a toujours pas entendu le nom Albertine. Pourtant, un autre tome est intitulé Albertine disparue. Arrêtez, elle est trop jeune pour vous, monsieur.

Il suit une vingtaine de pages de tortures que ne peuvent se dire que proustiennes. Comme est son habitude, notre narrateur se perd dans une série de roues dans les roues, une machine de Rube Goldberg où il imagine une série de lettres entre lui et Gilberte (peut-être que certaines sont réelles) où il s’éloigne d’elle de plus en plus, tout dans l’espoir qu’elle dira « Ah non, reviens à moi », jusqu’au moment où il décide qu’elle a enfin adopté son point de vue. Et c’est après ça que notre narrateur décide d’adopter l’habitude de se promener autour de l’Arc de Triomphe exactement aux moments où il sait que Mme Swann prendra ses propres balades.

En anglais, il y a un dicton qui s’applique ici : « Fish, or cut bait, » littéralement « Pêchez ou laissez tomber l’appât dans l’eau. » Sérieusement, s’il veut quitter les Swann, arrêter d’embêter madame ! Mais ce passage douloureux se termine enfin quand Madame dit un jour :

« Alors, me disait-elle, c’est fini ? Vous ne viendrez plus jamais voir Gilberte ? Je suis contente d’être exceptée et que vous ne me « dropiez » pas tout à fait. J’aime vous voir, mais j’aimais aussi l’influence que vous aviez sur ma fille. Je crois qu’elle le regrette beaucoup aussi. Enfin, je ne veux pas vous tyranniser parce que vous n’auriez qu’à ne plus vouloir me voir non plus ! »

Avec ça, on atteint ce qui est clairement un arrêt important. Dans la traduction anglaise, la maison d’édition coupe le texte en deux parties, et le deuxième est intitulé « Noms d’endroit : l’endroit », un écho de la troisième partie du premier tome, intitulé « Noms de pays : le pays ». En fait, le texte français reprend ce nom du premier tome pour la deuxième moitié du deuxième tome. Cependant, ce n’est pas présent dans la version originalement publiée par Gallimard. Il me semble que l’histoire de Gilberte finit ici pour l’instant (je sais déjà qu’elle reviendra plus tard), et nous allons mettre le cap sur un autre port. C’est plus que le bon moment ; je n’en pouvais plus de cette relation !