Portrait de Molière par Nicolas Mignard

La mauvaise épitaphe

C’était un post dans un groupe privé sur Facebook qui m’a mis au courant qu’il y avait une erreur gravée sur la pierre tombale de la chanteuse Dalida. C’est un peu subtil, car tout est correct comme écrit :

Tombe de Dalida, Photo par Thomon, CC BY-SA 4.0

Vous l’avez vue ? C’est évident que la pierre a originalement dit « Dalida nous a quitté », puis a été corrigée en ajoutant un « s » dans l’espace entre « quitté » et « le ». Comme vous pouvez imaginer, le traitement de ce sujet sur Facebook était…moins que respectueux. Mais c’est Langue de Molière ici, et mon but n’est pas de me moquer de Dalida, mais de comprendre l’erreur, car celle-ci est un vrai casse-tête.

On dit que les participes après le verbe « avoir » n’accordent avec le complément d’objet direct (COD) que dans les cas où le COD a déjà été mentionné. Le Bescherelle montre ce point avec les exemples suivants :

J’ai invité des amis.

Tu les as invités pour la soirée.

Comment accorder un participe passé employé avec avoir ?

J’espère que l’on sera d’accord que je ne fais que rarement des erreurs de ce genre.

Il n’y a pas non plus de question si « nous » peut être placé avant un verbe sans accord. On dit sans problème :

Il nous a parlé.

Elle nous a frappé.

Il semblerait donc que « Dalida nous a quitté » ressemble à ces derniers exemples. J’espère que l’on sera d’accord que c’est au moins logique même si on finira par dire que c’est quand même faux.

Il y a de nombreux articles qui se traitent de cet exemple de « quitter ». On utilisera celui de Sandrine Campese du Projet Voltaire. Elle explique :

C’est la présence du pronom « nous » qui vient tout bouleverser ! Car ici « nous » répond à la question « qui ? » : « Il a quitté qui ? », « nous » ! « Nous » est donc complément d’objet direct (COD). Or, lorsque le participe passé est employé avec l’auxiliaire avoir mais que le COD est placé avant, le participe passé s’accorde en genre et en nombre avec le COD. Ici, « nous » est masculin pluriel (le masculin étant le genre retenu sans plus d’informations), d’où « quittés ». Si « nous » n’avait représenté que des femmes, on aurait écrit « il nous a quittées ».

Pourquoi écrit-on « Il nous a quittés » mais « Il nous a parlé » ?, Sandrine Campese

Madame Campese explique pourquoi ce n’est pas comme « Il nous a parlé » :

Dans le cas précédent, nous avons vu qu’il modifiait l’accord car il était COD (question « qui ? »). Quelle est sa fonction ici ? On pose la question « il a parlé à qui ? », « à nous » ! « Nous » est complément d’objet indirect (COI). Par conséquent, le participe passé parlé reste invariable.

Je comprends la différence entre un COD et un COI. Mais je ne suis pas complètement convaincu. On peut écrire :

Elle a quitté Sandrine et Bob.

On n’écrit pas « quittés » ici. Mais si on posait la question de Mme Campese, « Elle a quitté qui ? », on écrirait « Elle leur a quittés. » Encore une fois, je comprends la question d’ordre. Mais vous aurez remarqué ce qui n’apparaît pas sur la pierre tombale :

Dalida a quitté qui ?

En linguistique, on construit souvent de tels tests pour l’existence d’une structure. Il y a l’idée d’une « trace », un objet qui n’est pas dit à haute voix, mais qui bloque l’introduction d’un mot à sa place. On la démontre comme ça :

Je mange une pomme.

Qu’est-ce que je mange (trace) ? ✅

Qu’est-ce que je mange une pomme ? ❌

La première phrase montre que « mange » peut prendre un objet après. La deuxième montre l’idée de la trace, qui est là dès que l’objet bouge pour devenir une question. Si la trace n’était pas réelle, la troisième phrase aurait du sens, car on pourrait insérer un objet après le verbe, tout comme on a vu avec le premier exemple. Je suis bien satisfait que les traces sont réelles.

Mais ce jeu de traces et de tests, c’est ce qui fait un linguiste. La personne lambda ne pense pas comme ça ; pourtant, nous avons deux structures, apparemment identiques, qui ne peuvent pas être distinguées sauf par cette méthode. En tant que linguiste, je le comprends. En tant qu’être humain (tout autre chose), je ne l’aime pas.

Juste pour être sûr, la mienne va dire « Tout seul encore ? Mince ! »

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine pour écrire dans la vide mesure de mes moyens.

10 réflexions au sujet de « La mauvaise épitaphe »

  1. Avatar de Agatheb2kAgatheb2k

    Justin, je n’ai jamais vu la tombe de Dalida car elle n’est pas dans le même cimetière que celle de Jim Morrison, alors je ne sais pas si la photo est vraie ou fausse.
    => https://www.francebleu.fr/emissions/ils-ont-fait-l-histoire/dalida-sa-tombe-toujours-fleurie
    Par contre, on m’a toujours dit qu’autrefois, le roi ne disait jamais « je veux… » mais ‘nous voulons… ». Alors, et c’est juste une hypothèse loufoque, il se peut que la personne qui a signé le chèque au marbrier ait eu le melon un peu trop gros et se soit trouvé un royaume ? Il faudrait demander à Bruno, alias Orlando, directement, peut-être qu’il connaît la petite histoire de cette plaque (il avait d’ailleurs publié une nouvelle édition de « Mon frère tu écriras mes mémoires » il y a 2 ans) ?

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      1. Avatar de Agatheb2kAgatheb2k

        Il me semblait que la croix n’avait pas la même verticale que les écritures, mais il est possible que ce soit dû à mon défaut de vision dont la correction ne serait plus suffisante ! 😉
        Perso, je pardonne la faute de français qui peut être celle de la famille ou celle du graveur et je n’aurais pas fait faire une correction qui la souligne.

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  2. Avatar de AnagrysAnagrys

    Je crois qu’intuitivement je l’aurais écrit comme Pela, sans le s, ce qui a effectivement l’air erroné. Heureusement pour moi, je ne suis pas marbrier ! Le plus simple aurait en l’espèce sans doute été d’écrire : « elle est partie », ce qui aurait réglé tous les problèmes d’accords et de désaccords.

    Par contre, une chose est sûre : personne n’aurait dit : « Elle leur a quittés. » mais « elle les a quittés » 😉

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