La Gauloise ratée

Comme je vous ai récemment dit, aux États-Unis c’est pire d’être juste soupçonné d’avoir fumé une cigarette que de maltraiter les « petits gens » (on dit en anglais « little people » ; peut-être qu’il y a une expression plus courante pour ce que je veux dire — ceux qui ne sont pas prestigieux). Ceci n’est pas une apologie pour le tabac, mais il y a tant d’hypocrisies sur le sujet que ça va peut-être donner la mauvaise impression aux lecteurs nord-américains. Alors juste pour être clair :

Je n’ai jamais rien fumé, soit une cigarette soit un cigare soit de la marijuana. (Pour des raisons dégoûtantes, cette dernière passe crème en Californie.) Même chose pour le tabac à priser, la snus, quoi que ce soit. Je ne l’encourage pas non plus et ma fille a certainement entendu ce message de ma part. (Il est possible qu’elle soit plus stricte que moi ; à voir si ça continuera.)

En 1921, l’une des plus grandes chaînes de stations-service aux États-Unis a été fondée, Pep Boys (lien en anglais). Leurs pubs étaient célèbres pour les dessins des fondateurs, Manny, Moe, et Jack, toujours avec un cigare dans la bouche de Manny, qui fumait dans la vraie vie. Voici un exemple :

Publicité de 1937 qui montre des dessins des 3 fondateurs de Pep Boys
Publicité des Pep Boys de 1937, domaine public

Mais en 1990 (lien en anglais), Manny a perdu son cigare à jamais :

Logo de Pep Boys de 1990, où le cigare de Manny a été supprimé
Pep Boys logo de 1990, CC BY-SA 3.0

En 1997, on a ouvert un mémorial au deuxième président Roosevelt, celui de la Seconde Guerre mondiale. Sa statue n’avait aucune cigarette, malgré le fait que toute photo de lui montre une cigarette à la main.

Statue du président Franklin Roosevelt à Washington, D.C.
Statue du président Franklin Roosevelt, Photo par JohnEditor132, CC BY-SA 4.0

En 1998, le gouvernement de l’État de Californie a interdit de fumer partout dans les bâtiments — les restos, les arènes, les bars, etc. Pas les immeubles, mais avec du temps, la grande majorité l’ont banni en plus — et il m’énerve sans cesse que les gérants réagissent immédiatement à tout rapport d’une cigarette, mais si ses voisins font la fête jusqu’à 2h du matin tous les jours, tant pis.

En même temps, ce même gouvernement — je parlé de Californie seulement, pas le fédéral à Washington, D.C. — a décidé qu’il voulait vraiment être le partenaire silencieux des entreprises du tabac. Les impôts sur un paquet de cigarettes, anciennement 0,37 $ le paquet, ont été presque triplés, jusqu’à 0,87 $ :

Capture d'écran d'un tableau qui montre tous les impôts sur les cigarettes en Californie
Source

À l’époque, cette augmentation était censée payer les coûts des maladies liées au tabagisme. Mais au fil du temps, on disait, « Pourquoi pas forcer les fumeurs à payer tout ce que l’on veut — les EHPAD, les dentistes, le sida, quoi que ce soit ? » Alors en 2017, on a voté une augmentation de 2,00 $ le paquet, un autre triplement des impôts. Et parce que l’on s’en fout du fait que c’est un impôt sur les citoyens les plus pauvres, au-delà de moi, qui le trouve injuste, personne ne se plaint de la hausse des revenus.

Capture d'écran d'un graphique qui montre les revenus annuels de l'État venant des impôts sur les cigarettes
Source

Je ne vous dis pas ça pour vous ennuyer avec des chiffres, mais plutôt pour vous montrer qu’à partir des années 90, il devenait de moins en moins acceptable d’être vu en public avec des cigarettes ou autour de fumeurs. Et que de nos jours, on peut leur faire tout et n’importe quoi.

C’est ça le contexte pour avouer quelque chose qui me dérange depuis 30 ans déjà. En 1995, il y avait une élève française à ma fac, là pendant une année pour un séjour linguistique. Comme toujours, je garde la confidentialité de toute personne mentionnée sur ce blog, alors je ne mentionnerai pas son nom, mais je l’ai vite trouvée sur les réseaux sociaux, ce qui a confirmé que je n’avais rien imaginé.

On vivait dans le même dortoir. Je savais exactement qui elle était, car la fac n’était pas grande, et toutes les rentrées, les universités avaient l’habitude de publier ce que l’on appelle un « facebook » — un livre avec tous les noms et photos des nouveaux élèves. (Maintenant vous savez d’où le nom du réseau de M. Zuckerberg.) Pourtant, je ne lui ai jamais une fois dit bonjour. Pourquoi ?

Parce que tous les jours, je la voyais dans la cour du dortoir, une cigarette à la main, en train de fumer. Et j’avais bien adopté les nouvelles mœurs du pays, selon lesquelles les fumeurs étaient — et restent — à un pas des lépreux.

Je ne m’intéresse pas du tout aux cigarettes, mais je me demande parfois ce qui se serait passé si j’avais dit bonjour à la gauloise avec la Gauloise.

16 réflexions au sujet de « La Gauloise ratée »

  1. Avatar de Light And SmellLight And Smell

    Je t’avoue louer toutes les lois interdisant de fumer dans un lieu public. Le tabagisme passif est une plaie et imposer sa fumée aux autres tout sauf respectueux…
    Ici, je vois un changement des mœurs au niveau des « jeunes » : dès le collège, à mon époque, c’était bien vu (ou du moins, c’était « cool ») de fumer alors que maintenant, sans être mal vu, ce n’est plus du tout à la mode.
    Je comprends tes regrets pour l’étudiante française et ton histoire me permet de réaliser à quel point les fumeurs sont ostracisés. C’est quand même extrême…

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  2. Avatar de AnagrysAnagrys

    Situation française (ne tenant pas compte de l’augmentation prévue au 1er janvier 2025), je cite un article lu en ligne :
    “Voici comment est décomposé le prix du tabac sur un paquet de cigarettes à 11,30 euros (prix bas de marché), selon les douanes :
    – Taux de l’accise (55 %) : 6,33 euros
    – Tarif de l’accise : 1,43 euro
    – TVA « en dedans » sur le prix de vente au détail (16,67 %) : 1,92 euro
    – Remise brute du débitant de tabac (10,19 %) : 1,17 euro
    – Marge du fabricant (libre) : 0,66 euro”.
    En conclusion, plus de 50% du prix est composé de taxes (sur lesquelles s’applique évidemment la TVA).
    Au total en 2020 l’État aurait touché 15 milliards d’euros grâce au tabac.
    Vous avez parlé de schizophrénie ?
    En France, il est intéressant aussi de se pencher sur les taxes sur l’alcool, ou sur l’énergie. Qui montent que l’adage de Colbert est plus que jamais le guide de l’action de Bercy : « l’art de l’imposition consiste à plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avec le moins possible de cris. »

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  3. Avatar de FilimagesFilimages

    C’est sûrement extrême mais c’est probablement une très bonne solution pour lutter contre le tabagisme. La meilleure étant l’interdiction pure et simple.
    Oui, c’est radical. Mais j’en rêve à chaque fois que je me fais enfumer à la terrasse d’un café ou restaurant…

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  4. Avatar de LadyButterflyLadyButterfly

    J’avoue que j’ai fumé étant jeune, que c’était très bien vu et que …je suis entièrement pour l’interdiction de cette saleté de nicotine. Si on pouvait même interdire tout commerce de cette drogue hautement addictive, je serais ravie.

    J’ai été soulagée le jour où j’ai réussi à enfin arrêter de fumer, même si, pour ma part, je n’ai jamais été une grande fumeuse. Mais quand je vois combien de personnes sont mortes du cancer autour de moi… Quand je dois encore respirer la puanteur du tabac parce que les gens vapotent ou fument alors qu’ils ne devraient pas, ça me dégoûte. (et en fait, le cannabis, ça sent meilleur, mes chers voisins ne se privent pas d’enfumer la cage d’escalier ^^)

    Ah, oui, tu cherchais l’équivalent de « little people » ? C’est « personnes de petite taille » en français.

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      Mais est-ce que « personnes de petite taille » suggère aussi l’idée que ce sont les pauvres qui doivent obéir les lois ? On dit « laws are for the little people » en anglais, et ce n’est pas pour dire ceux qui ne jouent pas au basket !

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      1. Avatar de Bernard BelBernard Bel

        Pour “little people” on dirait plutôt « les petites gens » en français. Dans cette expression, « gens » est au féminin, comme « amour » dans « les amours »…

        Mais pas dans « Les gens sont méchants ! » qui était une exclamation favorite du comique Fernand Reynaud. 😉

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  5. Avatar de AnagrysAnagrys

    Enfin un peu de temps pour un commentaire un peu plus personnel 😁
    J’ai été au collège (de 11 à 15 ans) au début des années 90. À l’époque il était encore vu comme “cool” d’avoir la clope au bec à cet âge. Il se trouve que je ne faisais pas partie du groupe des élèves “cool”, j’ai donc été épargné et, pour aller plus loin, j’ai construit de solides défenses psychologiques contre le geste.
    Bien plus tard, j’ai découvert ces défenses quand j’ai testé mon premier joint. Il n’a pas été suivi de beaucoup d’autres, ces trucs ne m’ont jamais fait un gros effet, à l’exception du dernier qui m’a donné la sensation d’être sur un radeau pendant une tempête pendant la nuit… pas le genre d’expérience qui motive à réessayer. J’ai eu un narguilé que j’ai un peu utilisé à l’époque, mais les occasions se sont comptées sur les doigts d’une main.
    Aujourd’hui, j’apprécie la disparition du wagon “fumeur” dans les trains, j’ai une fois dû faire un voyage là dedans, c’était horrible. J’apprécie aussi que ceux qui veulent fumer dans les restaurants doivent faire ça dehors, je suis un peu moins fan en été quand tout le monde s’installe en terrasse. Par contre, si je sens parfois l’odeur de la cigarette de ma voisine, il ne me viendrait pas à l’idée de lui faire une remarque : nous habitons dans des maisons, elle est chez elle.

    Différence culturelle : alors que j’étais en Chine vers 2016 je crois, nous étions avec la femme du cousin de mon épouse dans un ascenseur, et accompagnés par un ami de son beau-père. La cousine était enceinte, l’ami a quand-même allumé sa cigarette dans l’ascenseur sans se poser de question. La chose est devenue inimaginable en France je pense. La cigarette reste très bien vue en Chine, il est d’usage d’en offrir systématiquement quand on rencontre quelqu’un, j’aurais pu en griller quelques-unes avec la belle famille. Un refus poli ne pose toutefois pas de problème, heureusement pour moi !

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  6. Avatar de Agatheb2kAgatheb2k

    Les Gauloises et autres Gitanes sont du tabac brun, nettement moins addictif que le tabac dit blond, dont presque toutes les cigarettes américaines enrichies en substances diverses et variées et le tabac à pipe (qui me faisait frétiller les narines il y a bien longtemps !)

    Mais que va devenir Carmen sans la Manufacture des tabacs ? 😉

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      1. Avatar de Agatheb2kAgatheb2k

        C’est possible, ils produisent la plante (en culture bio, pour celles que j’ai vues en 2006) sur place alors pourquoi ils ne la transformeraient pas, alors que pratiquement toutes nos manufactures des tabacs ont été fermées ? 😉

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      2. Avatar de Agatheb2kAgatheb2k

        Depuis l’adhésion à l’Union Européenne, la culture et la production sont régies par l’Europe et donc nettement revues à la baisse (j’avais vu Philip Morris dans les manufactures acquises), la cigarette chinoise est en pleine expansion (alors que la série policière polonaise Kruk faisait état d’une contrebande féroce en provenance de la Biélorussie) selon les chiffres officiels les plus récents que j’ai trouvés

        (Chine en vert, Pologne en orange, Allemagne en violet, Brésil en rouge et Italie en bleu)
        😉

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