Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Les plaintes de La Fille

Avant de partir en vacances, je vous ai prévenu que la prochaine Langue de Molière traiterait des plaintes de La Fille sur la langue française. Nous voilà. Disons que nous sommes certainement liés.

Vous savez déjà que nous avons l’habitude d’échanger des SMS en français, surtout quand elle n’est pas chez moi. Et un jour, j’ai reçu un SMS de sa part qui a dit « Bon matin ». Quoi ? Elle n’a pas entendu ça de sa prof, j’en étais sûr. Je le lui ai dit, et elle m’a dit : « Mais jour ne veut pas dire la même chose que matin. On peut certainement dire « Bon après-midi » et « Bonsoir ». Et c’est le matin. Alors, c’est quoi le problème, mon vieux ? » ([Attention, peut-être qu’il a un peu embelli l’histoire. La Fille est toujours hyper-respectueuse. Comme moi. — M. Descarottes])

Je lui ai expliqué : « Tout n’est pas une traduction équivalent. On dit « Good morning » en anglais, et ça se traduit par « bon matin ». Mais ce n’est pas la bonne chose en français, tout comme tu voulais dire « Mon Dieu-roi », pas « Mon vieux » en traduisant de l’anglais. » Elle n’était pas contente de cette explication, et je l’avoue, moi non plus. La dernière partie est certainement correcte. Mais pourquoi existe-t-il des expressions équivalents pour l’aprèm et le soir, mais pas le matin ? Et puisque l’on en parle, pourquoi est-ce que l’on dit « bonne nuit » pour quitter quelqu’un plutôt que « bonne nuitée » ? Ce serait pareil à ce que l’on dit pendant le reste de la journée. J’avais donc des questions.

Je vous rappelle qu’il y a un effet sonore officiel du blog pour ce genre de question :

Nos amis québécois à l’Office de la langue française nous disent que « bon matin » est un emprunt à l’anglais, alors déconseillé. Cependant, ils ajoutent qu’en quittant quelqu’un, on peut dire « bon avant-midi », quelque chose que je n’ai jamais entendu. M. le Robert nous dit que ça se dit en Belgique et au Canada, et les logiciels ont tendance à n’apprendre que le français de l’Hexagone. Curieux de trouver une autre source métropolitaine, j’ai limité la recherche à des sites .fr, et ça n’a donné qu’une page de résultats, tous inutiles.

Mais quelque chose d’inattendu est arrivé quand j’ai essayé de rechercher « bon matin » uniquement dans l’Hexagone. Je n’ai rien trouvé d’officiel, tel qu’une déclaration de l’Académie française, juste un commentaire dans le forum du Figaro pour dire que c’est inconnu en France. Cependant, il faudrait dire ça à cette brasserie rennaise. Et à ce vendeur de sauces piquantes à Bordeaux. Et à ce petit resto réunionnais. En quelque sorte, « bon matin » s’étend partout !

Pour finir cette exploration de « bon matin », une linguiste québécoise, Marie-Éva de Villers, ajoute que : « bon matin est à la limite une formule de départ, comme le sont bonne soirée ou bon après-midi… ». Ça me rend perplexe encore une fois ; il me semble que l’on utilise le masculin pour l’arrivée et le féminin pour le départ. D’où les formules de jour/journée et de soir/soirée.

Quant à « bonne nuitée », il y a une poignée d’exemples en ligne, mais tous me semblent pas fiables pour des raisons diverses. Je considère que ça n’existe pas, mais j’ai du mal maintenant à expliquer pourquoi il existe bonjour/bonne journée et bonsoir/bonne soirée, mais pas de bonne nuit/bonne nuitée.

Cependant, nous sommes en train de former une francophone, alors vous vous trompiez si vous pensiez que La Fille n’avait qu’une plainte. Et celle-ci, nous la partageons. Chez nous, on dit quelqu’une avec un accent lourd pour indiquer une personne en particulier. Cependant, cet usage est apparemment déconseillé. Encore une fois, selon nos amis québécois :

L’emploi de quelqu’une est attesté au sens de « une… entre plusieurs » (une personne ou une chose), mais son emploi est considéré comme rare, vieilli et littéraire.

Il vaut mieux utiliser quelqu’un ou l’une ou une, ou reformuler la phrase.

Quelqu’une

Selon eux, si on va utiliser « quelqu’une », ça doit être suivi par « de » ou « des » :

Tu peux prendre quelqu’une des trois places disponibles.

Quelqu’une d’entre elles vous indiquera la marche à suivre.

Ils n’aimeraient donc pas notre utilisation, en tant que nom propre. Et là, il faut noter que l’Académie française est complètement d’accord. Dans son dictionnaire, elle dit qu’au singulier, c’est un usage littéraire si suivi par « de/des », et que ça doit être au masculin afin de vouloir dire « Un individu dont l’identité n’est pas précisée ».

On s’en fout. Nous avons besoin d’un mot pour désigner « un individu dont l’identité est parfaitement bien connue, mais nous sommes trop terrifiés pour le dire ». Comme Voldemort ; c’est-à-dire Celle-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom. Évidemment, j’ai peur de quelqu’une qui ferait peur à Voldemort. Ou bien à Mégatron.

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine pour faire de la boucherie.

17 réflexions au sujet de « Les plaintes de La Fille »

  1. Avatar de NemikNemik

    Bonjour (et pas bon matin),

    Je remarque qu’en espagnol non plus on ne dit pas « buena mañana », qui se traduirait par bon matin. Pourquoi ? Mystère. Je ne connaissais pas « bon avant midi », je vais l’utiliser maintenant !

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  2. Avatar de vanadze17vanadze17

    Effectivement, on ne peut pas traduire « good morning » par « bon matin », mais uniquement par « bonjour » !
    Le bonjour, c’est pour la journée entière.

    On utilise « bon après-midi », ou « bonne soirée » (après 17 h), et « bonne nuit » quand le soleil est couché !

    Par contre, à une personne que l’on ne connaît pas ou peu, on dit toujours « bonjour ». Dans un magasin, un bureau, avec les collègues de travail…

    On souhaite « bonne matinée » éventuellement à quelqu’un que l’on connaît très bien (mais je pense que c’est très peu utilisé). J’ajouterai « avec l’idée que l’on va se voir l’après-midi.

    Par contre, on utilise « de bon matin = tôt » pour dire que c’est très tôt (je suis allé faire mon jogging à
    6 h 00).

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      Je dois avouer que rien n’a changé, mais l’enregistrement date de 2022. Il me semble que pendant tout ce temps, je n’ai pas entendu le mot d’autres personnes, car je ne suis pas sûr de ce que je devrais faire différemment !

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      1. Avatar de C'est en lisant...C'est en lisant...

        Alors je confirme que j’ai entendu d’autres enregistrements de toi (des plus récents) où tu prononces très bien le son [õ]… C’était juste une blagounette de la part d’une amienaute fidèle (attention, ce nom commun est un néologisme).

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  3. Avatar de AnagrysAnagrys

    De mon côté, j’ai eu il y a quelques années dans mon équipe au travail un collègue originaire de la partie francophone de Montréal. Et je fréquente des Québécois sur certains jeux en ligne, donc « bon matin » est un classique. Il m’arrive aussi de laisser échapper un « prends-t-y toi une bûche » pour inviter quelqu’un à s’asseoir, mais j’essaie de le faire en conscience. Quant à « va mourir ailleurs » lancé à une personne qui éternue, j’estime que c’est une familiarité que je ne me permets pas, j’en reste au banal « à tes souhaits ».

    Je n’avais jamais fait le lien entre « Bonjour / Bonsoir » en arrivant, « Bonne journée / Bonne soirée » en partant et le masculin / féminin. Notez que la nuit, je dirai plutôt « bonsoir » en arrivant et « bonne nuit » en partant.

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      Le masculin/féminin pour les salutations est exactement le genre de chose que l’on remarque tout de suite en tant que linguiste. Je pensais à le mentionner dans le livre, mais je n’avais pas assez de matériel pour faire un bon chapitre. (Il y a plein d’humour parmi les élèves de français autour de questions telles que « Mais où est la partie de la machine à laver que je vérifie afin de connaître son genre ? ». Je ne voulais pas m’en plaindre.)

      Mais je ne connais pas ces autres expressions, « prends-t-y toi une bûche » et « va mourir ailleurs ». La Fille va ADORER cette dernière !

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      1. Avatar de AnagrysAnagrys

        Je pense que c’est très québécois, à l’utiliser que dans un environnement très, très informel 😁

        Vous me rappelez une blague, où une personne à l’accent anglais raconte : « quand je vais à la boulangerie, je n’arrive jamais à me souvenir s’il faut dire “un baguette” ou “une baguette”, mais j’ai trouvé la solution : je demande toujours deux baguettes ! ».

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  4. Avatar de FilimagesFilimages

    Je vois que tout a déjà été dit dans les commentaires et je ne peux que confirmer que la nuitée fait référence à une durée, surtout dans le domaine touristique.

    Quant à « quelqu’une », je n’ai jamais vu ce terme ailleurs qu’ici ! 🙂 Il parait que ça existe mais que son usage est très rare. Le plus simple est de dire que « quelqu’un » est invariable et tu es sûr de ne pas faire d’erreur.
    Si tu as besoin d’un mot pour désigner Celle-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom, tu peux cependant utiliser ce mot rarissime et on comprendra (mais pas sûr que les nouveaux venus comprennent !).

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  5. Avatar de encuisineavecpelaencuisineavecpela

    J’adore 🥰 J’étais vraiment curieuse de lire cet article, et je n’ai pas été déçue ! Elle a un sacré sens de la logique ta fille et un humour que j’aime beaucoup. C’est fou comme ces questions qu’on ne se pose jamais peuvent soudain sembler évidentes. Bref, un vrai plaisir à lire. Merci à vous deux !

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  6. Avatar de scriiiptor (pour scriiipt.com)scriiiptor (pour scriiipt.com)

    Très chouette article, vraiment. J’aime beaucoup ce genre de réflexion sur la langue, surtout quand ça touche à la manière dont on s’exprime au quotidien, entre spontanéité et héritages culturels.

    Pour ma part, je pense qu’il faut aussi cesser de voir l’Académie française comme le sommet absolu ou l’autorité suprême de la langue. Elle a une histoire intéressante (créée sous Richelieu au XVIIe siècle pour « fixer » le français), mais elle n’est pas neutre, ni intemporelle. Elle reflète une vision bien précise de la langue : centralisée, normée, parfois très conservatrice.

    Et en vrai, une langue, c’est vivant. Elle appartient aux gens qui la parlent, qui la tordent, qui l’inventent au fil du temps. Si des gens disent « bon matin », et que ça leur convient, pourquoi pas ? Le tout, c’est d’être conscient·e de ce qu’on dit, de pourquoi on le dit, et d’être ouvert·e au fait que la langue évolue.

    Bref, ce genre de discussion me rappelle à quel point le langage est un terrain d’exploration, pas juste un champ de règles.

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