Portrait de Molière par Nicolas Mignard

C’est la guerre !

Aujourd’hui, Langue de Molière suit dans les traces du regretté M. Descarottes et sa guerre contre les Péruviens. Mais même s’ils ne vont pas essayer de me manger — la plainte plus-que-justifiée de notre cobaye préféré — en tant qu’élève de la langue française, il me semble que j’ai désormais un casus belli conte la Belgique. Et si la dernière nouvelle tient, la France en plus.

En fait, j’irai plus loin. J’ai dit au passé que mon attitude envers les anglicismes vient d’un désir de ne pas me faire accuser d’impérialisme linguistique — vous pouvez trouver des références à partir de 2021. Mais cette fois, comme un bon colon, il faut que j’envahisse pour vous sauver de vous-mêmes.

De quoi s’agit-il ? Remontons le temps jusqu’en 2022. J’ai partagé une vidéo de deux profs de français, des belges tous les deux, « La faute de l’orthographe ». Je la reprend ici :

Depuis 2016, ils présentent ce discours, ainsi qu’une suite, dans des théâtres, une carrière très inhabituelle où l’on est en même temps linguiste et comédien (faites-moi confiance ; le métier ne se prête pas souvent à cette combinaison). Ce que je ne savais pas quand j’ai vu leur clip pour la première fois, c’était que les deux avaient proposé, dans les pages de Libération en 2018, d’éliminer l’accord du participe passé. Je les cite, autant pour la liste de supporters que la proposition :

La fédération Wallonie-Bruxelles, en accord avec ses instances linguistiques, envisage sérieusement d’instaurer l’invariabilité du participe passé avec l’auxiliaire avoir. Elle s’appuie pour cela sur les avis du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de la Fédération Wallonie-Bruxelles (CLFPL) et du Conseil international de la langue française (Cilf). Elle suit aussi les recommandations d’André Goosse, successeur de Maurice Grevisse au Bon Usage, du groupe de recherche Erofa (Etude pour une rationalisation de l’orthographe française d’aujourd’hui), de la Fédération internationale des professeurs de français et de sa branche belge, de certains membres de l’Académie royale de Belgique et de l’Académie de langue et de littérature françaises de Belgique, ainsi que des responsables des départements de langue, de littérature et de didactique du français de la plupart des universités francophones… 

«Les crêpes que j’ai mangé» : un nouvel accord pour le participe passé

À l’époque, Le Figaro a constaté leur proposition, en notant que c’est plutôt l’enseignement du passé simple qui suscite la polémique en France.

« Mais Justin », vous me dites, « ça fait 7 ans et rien n’est arrivé. Pourquoi vous en souciez maintenant ? » Et là, c’est parce qu’il y a quelques semaines, j’ai vu ce tweet pour annoncer que cette idée est envisagée en France :

Ce tweet date de mi-août de cette année, mais en fait, il cite un article de septembre de l’année dernière. Et à son tour, l’article cite un rapport du Conseil scientifique de l’Education nationale, qui recommande beaucoup de choses, non seulement supprimer l’accord. C’est le travail d’un comité de linguistes, et de nombreuses études sont citées là-dedans, largement de données prises de dictées entre le CP et le CM1, impliquant environ 50 000 élèves. Il n’y a pas de question que ce sont bien validés. Et qu’est-ce qu’ils disent ?

C’est un peu la catastrophe. En CE1 et CE2, le taux d’accords corrects est d’environ 50 % en général, et quand il s’agit d’avoir, il baisse jusqu’à 17 % dans certains contextes. 60 % de toutes les erreurs de collégiens impliquent l’accord du participe. Même chez les adultes, on trouve que l’accord est fait correctement à 90 % avec être, 80 % pour les verbes pronominaux et seulement 50 % avec avoir.

Il semblerait donc logique d’envisager au moins de supprimer l’accord. Évidemment, très peu de monde le maîtrisent complètement. Néanmoins, je suis contre, et fortement.

Pour une chose, les données chez les adultes ne sont pas de la même qualité. Une étude d’écriture sur Reddit avec des adultes bien éduqués a trouvé que seulement 30 sur 395 adultes, soit des élèves universitaires soit diplômés d’un bac+3 ou bac+5, n’ont fait aucune erreur à cet égard. Ouais, sur Reddit. Je ne sais pas vous, mais je ne m’attends pas au même niveau d’écriture sur un réseau social que dans un journal ou dans un livre.

Mais autre chose, le projet sent un peu l’Esperanto, l’idée que le langage est un produit d’ingénierie. Le japonais manque complètement de ces accords ; faut-il que le français soit le japonais ? L’anglais n’a que le pluriel pour accorder ; levez la main, tous ceux qui veulent que le français soit anglais ! On voit ce côté snob des experts dans l’article de Libération d’en haut :

Quant à l’Académie française, n’étant pas composée de linguistes, elle n’est jamais parvenue à produire une grammaire décente et ne peut donc servir de référence.

Ben oui, l’Académie n’est pas composée de linguistes, juste de ceux distingués par leur usage de la langue ! En tant que linguiste, il m’énerve souvent quand des gens me disent que parce qu’ils parlent une langue, ils savent comment ça marche. Mais en même temps, je ne considère pas que le fait d’être linguiste me rend particulièrement doué en tant qu’écrivain. Ce sont deux choses distinctes.

Je n’ai pas de données sous la main, mais j’imagine vu la conversation autour de l’éducation aux États-Unis qu’il y a des données pareilles quant à l’anglais. Et j’ai passé sous silence d’autres données écœurantes dans le rapport : beaucoup de monde ont du mal à écrire correctement les flexions des verbes — chantez, chanté et chanter arrivent presque par hasard dans un autre exemple. Encore une fois, les japonais ont une solution pour ça — la conjugaison n’implique que le temps chez eux. Mais ce changement rendrait le français de maintenant illisible pour les élèves en 2125 !

Au nom de rendre tout plus logique, on peut justifier des changements qui rendraient le français exactement ce que l’on trouve de nos jours sur Facebook et Reddit. Il y a des données pour étayer ça ! Mais ce ne serait plus la langue de laquelle je suis tombé amoureux, et franchement, ça a l’air de jeter l’éponge. Pensez-vous que les élèves japonais aimeraient passer moins de temps en apprenant par cœur des milliers de kanji ? Moi aussi. Pourtant, ils ne font rien de la sorte. Alors je dis à ces belges, je prends votre chocolat, mais gardez vos idées farfelues. Je garde l’accord du participe.

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine pour parler de tout autre accord que j’ai raté.

12 réflexions au sujet de « C’est la guerre ! »

  1. Avatar de LadyButterflyLadyButterfly

    « Quant à l’Académie française, n’étant pas composée de linguistes, elle n’est jamais parvenue à produire une grammaire décente et ne peut donc servir de référence. » Totalement d’accord. L’Accadémie française est composée d’un amalgame d’écrivain.e.s, de philosophe (le rapport avec la maîtrise de la grammaire?), de biologiste (encore plus marrant, ça), d’historiens, historiens d’art,…bref, tout et n’importe quoi. Elle a zéro légitimité en matière d’orthographe, de grammaire, sémantique, sémiologie — linguistique, donc. On cherche encore les spécialistes qui  observent, étudient, interprètent les données et les fluctuations de notre langue. La définition du linguiste.

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  2. Avatar de AnagrysAnagrys

    Merci Justin, votre avis est intéressant — ne le prenez pas mal, mais je me demande si ce n’est pas pour cette raison précise qu’il ne sera sans doute pas pris en compte !

    En arrivant vers la fin du billet, je n’ai pas pu m’empêcher de penser au chinois : la conjugaison n’y existe pas, le verbe prend la même forme au présent, au passé, au futur, au singulier, au pluriel… le contexte dit tout. Et encore, dans le chinois moderne, on a des véritables verbes, dans la langue ancienne c’était… différent ! J’aurais bien embrayé sur l’introduction du Livre de la Voie et de la Vertu attribué à Lao Tseu, mais je crains que le texte ne soit trop obscur pour mon petit niveau dans la langue, et puis on parle du français ici, pas du chinois !

    Concernant la langue elle-même, et le débat : je suis une chaîne YouTube, Linguisticae, qui est animée par un linguiste, souvent en opposition avec les idées véhiculées par le Figaro. Et, très souvent, avec les avis de l’Académie. Faudrait-il remplacer ceux qui occupent celle-ci par des linguistes, histoire d’être sûr d’avoir à faire à des gens qui savent de quoi ils parlent ? Je n’en suis pas sûr, la langue appartient à tous ses locuteurs — et il me semble que l’Académie le montre en n’incluant pas seulement des français, mais des auteurs francophones de tous horizons, avec pour critère principal d’être utilisateurs de la langue. Devrait-elle inclure quelques linguistes dans ses rangs ? Sans doute, mais le mode de renouvellement de ses membres rend ce changement assez délicat à mettre en place… au fond, est-ce que le problème des linguistes avec l’Académie ne serait pas plutôt à ce niveau…?
    Gardons espoir, il y a actuellement 7 sièges vacants !

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      Il me semble — et c’est pourquoi j’ai eu une si forte réaction en lisant cette nouvelle — que le rôle d’experts dans une démocratie devrait être d’informer, pas de gouverner. Le fait que nous sommes dans mon domaine ne change pas mon avis non plus !

      Il y a des données dans le rapport qui pourraient étayer une réforme d’orthographe bien plus radicale que celle de 1990 — les enfants entendent « sept », mais écrivent « set ». Alors, les langues devraient être contrôlées par leurs enfants ? C’est ridicule — on changera tout pour conformer aux erreurs, puis de nouvelles erreurs apparaîtront. Cette chasse ne connaîtra jamais une fin.

      Il y a plein de monde qui disent « Les langues évoluent » pour justifier des changements, comme s’il n’y a aucune différence entre un processus au fil du temps et une règle imposée par des experts. Par le dernier chemin, je vois la Novlangue d’Orwell, et pour cette raison, je suis contre tout effort de dire que seulement les scientifiques ont un rôle à jouer.

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      1. Avatar de AnagrysAnagrys

        En écrivant, j’ai pensé à la gouvernance pendant la « crise COVID », où un « conseil d’experts » proposait des orientations, mais in fine les décisions de confiner, de mettre en place des contraintes administratives ou des obligations revenaient au politique, pas aux experts.

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      2. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

        Aux États-Unis — et je ne lisais pas les actualités françaises au bon moment en 2020 — c’était très différent au niveau des États qu’au niveau du gouvernement fédéral. Le président et son cabinet ne pouvaient que faire des recommandations ; c’était aux gouverneurs et aux maires de confiner ou de fermer les commerces. Seulement quelques villes, dont Los Angeles, donnaient le pouvoir à des scientifiques non-élus.

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  3. Avatar de Bernard BelBernard Bel

    Je trouve un peu ridicule l’argument de simplifier la langue pour faciliter son usage. Quand il s’agit de jeux, les êtres humains aiment la complication, les choses étonnantes. Pour la pratique de la langue écrite, c’est la même chose si on se place dans un cadre ludique. Toutes les activités « d’affinage du style » pourraient être mises en place dans ce cadre ludique, avec des robots conversationnels.

    Une personne qui ne maîtrise pas l’accord du participe passé ne met personne en danger, et elle ne perdra pas son emploi… D’autant plus qu’à l’écrit on a maintenant des correcteurs automatiques qui appliquent parfaitement les règles.

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  4. Avatar de FilimagesFilimages

    Cela me rappelle une certaine époque où le ministre de l’Éducation Nationale voulait que 80% des lycéens aient leur Bac. Au lieu de hausser le niveau des élèves, ils ont baisser celui du Bac pour atteindre cet objectif.
    Aujourd’hui, on en voit les conséquences…

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      L’examen dit SAT aux États-Unis était comme ça. Le niveau a été baissé deux fois depuis mon époque : quand je l’ai passé, un score parfait de 1600 était réservé à peut-être 100 personnes par année (j’ai réussi un 1460). Maintenant, il y a des dizaines de milliers de 1600 chaque année, et mon vieux score est considéré de ce niveau. Mais où une personne qui avait 1000 avant se considérait peut-être digne d’une place dans une université, une telle personne aujourd’hui n’est guère capable de nouer ses lacets !

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  5. Avatar de vanadze17vanadze17

    Je pense que le nivellement par le bas est une honte pour notre pays.
    Plutôt que de chercher à se grandir, on trouve des dérives pour ne pas faire d’effort.

    Nous avons eu le siècle des Lumières avec de très grands écrivains, philosophes, etc… La langue française rayonnait dans beaucoup de pays, et elle était parlée dans les cours royales…

    Où en est-on aujourd’hui ?
    Quand on regarde le niveau de français de nos écoliers de primaire, on constate les dégâts causés depuis quelques décennies. Et dans la vie courante, je vois des fautes d’orthographe presque chaque jour, ici ou là.

    J’ai constaté personnellement que la plupart des élèves ne veulent plus écrire dans leurs cahiers, ne veulent plus apprendre leurs leçons correctement, ne veulent plus faire d’exercices à la maison (plus ou moins interdits d’ailleurs, qui a pondu cette règle absurde ?)

    Les élèves ont perdu le goût de l’effort dès l’entrée à l’école. A une époque, on s’appliquait à faire des lignes d’écriture, à bien tenir nos cahiers. Avez-vous vu récemment les cahiers des élèves ?
    Et le système les encourage dans ce sens.

    Je plains ces générations qui sont passées ou vont passer à côté de cette belle langue.

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      L’une des choses qui m’a frappé le plus fortement en 2020, quand j’ai commencé à faire la connaissance des Français, c’était que tout le monde — de mon âge — écrivait PARFAITEMENT avec un stylo. Je voyais des photos de cahiers dans mon groupe Génération 80s, et c’était absolument étonnant. On n’apprend même plus la cursive dans les écoles américaines, et voici tout un pays où on s’attend à ce que tout le monde maîtrise ça. Personne ne comprend vraiment à quel point ce détail m’a attiré.

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  6. Ping : Saison 4, Épisode 24 — La guerre du participe passé | Un Coup de Foudre

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