Dimanche avec personne

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, j’ai avancé de 26 pages.

Quand nous avons quitté notre héros la dernière fois, il avait décidé de rendre visite à Gilberte après tout. Mais ce type, qui l’évitait à cause d’une insulte largement imaginaire, a une idée si bête en affaires amoureuses que je ne peux que l’appeler « Justinesque » :

Du moment que tout était oublié, que j’étais réconcilié avec Gilberte, je ne voulais plus la voir qu’en amoureux. Tous les jours elle recevrait de moi les plus belles fleurs qui fussent.

Mais cette idée ne dure même pas une page avant que tout ne parte en vrille :

[D]ans le crépuscule, je crus reconnaître, très près de la maison des Swann mais allant dans la direction inverse et s’en éloignant, Gilberte qui marchait lentement, quoique d’un pas délibéré, à côté d’un jeune homme avec qui elle causait et duquel je ne pus distinguer le visage… cette Gilberte que, maintenant, j’étais décidé à ne plus revoir.

Décidez-vous. Mais enfin, de toutes ces pensées confuses, de la sagesse :

Le plus souvent nous continuons de nous évertuer et d’espérer quelque temps. Mais le bonheur ne peut jamais avoir lieu.

Quant à l’argent pour les fleurs, cette fois, nous ne sommes pas pareils :

Je serrai les dix mille francs. Mais ils ne me servaient plus à rien. Je les dépensai du reste encore plus vite que si j’eusse envoyé tous les jours des fleurs à Gilberte, car, quand le soir venait, j’étais si malheureux que je ne pouvais rester chez moi et allais pleurer dans les bras de femmes que je n’aimais pas.

Alors, il va enfin arrêter de penser à une relation amoureuse, non ? Non.

Pour une minute où je revoyais Gilberte maussade, combien n’y en avait-il pas où je combinais une démarche qu’elle ferait faire pour notre réconciliation, pour nos fiançailles peut-être.

Votre quoi ? L’envie de le gifler à travers un siècle remonte. Puis, la préfiguration.

Il y eut une scène à la maison parce que je n’accompagnai pas mon père à un dîner officiel où il devait y avoir les Bontemps avec leur nièce Albertine, petite jeune fille, presque encore enfant

On n’a toujours pas entendu le nom Albertine. Pourtant, un autre tome est intitulé Albertine disparue. Arrêtez, elle est trop jeune pour vous, monsieur.

Il suit une vingtaine de pages de tortures que ne peuvent se dire que proustiennes. Comme est son habitude, notre narrateur se perd dans une série de roues dans les roues, une machine de Rube Goldberg où il imagine une série de lettres entre lui et Gilberte (peut-être que certaines sont réelles) où il s’éloigne d’elle de plus en plus, tout dans l’espoir qu’elle dira « Ah non, reviens à moi », jusqu’au moment où il décide qu’elle a enfin adopté son point de vue. Et c’est après ça que notre narrateur décide d’adopter l’habitude de se promener autour de l’Arc de Triomphe exactement aux moments où il sait que Mme Swann prendra ses propres balades.

En anglais, il y a un dicton qui s’applique ici : « Fish, or cut bait, » littéralement « Pêchez ou laissez tomber l’appât dans l’eau. » Sérieusement, s’il veut quitter les Swann, arrêter d’embêter madame ! Mais ce passage douloureux se termine enfin quand Madame dit un jour :

« Alors, me disait-elle, c’est fini ? Vous ne viendrez plus jamais voir Gilberte ? Je suis contente d’être exceptée et que vous ne me « dropiez » pas tout à fait. J’aime vous voir, mais j’aimais aussi l’influence que vous aviez sur ma fille. Je crois qu’elle le regrette beaucoup aussi. Enfin, je ne veux pas vous tyranniser parce que vous n’auriez qu’à ne plus vouloir me voir non plus ! »

Avec ça, on atteint ce qui est clairement un arrêt important. Dans la traduction anglaise, la maison d’édition coupe le texte en deux parties, et le deuxième est intitulé « Noms d’endroit : l’endroit », un écho de la troisième partie du premier tome, intitulé « Noms de pays : le pays ». En fait, le texte français reprend ce nom du premier tome pour la deuxième moitié du deuxième tome. Cependant, ce n’est pas présent dans la version originalement publiée par Gallimard. Il me semble que l’histoire de Gilberte finit ici pour l’instant (je sais déjà qu’elle reviendra plus tard), et nous allons mettre le cap sur un autre port. C’est plus que le bon moment ; je n’en pouvais plus de cette relation !

11 réflexions au sujet de « Dimanche avec personne »

  1. Avatar de C'est en lisant...C'est en lisant...

    Tes commentaires de lecture sont pour moi aussi amusants qu’un kdrama et je t’avoue que je ne lis plus du tout les citations du texte parcouru mais que je me délecte de tes réactions ! C’est de la lecture vivante, ça ! Tu redonnes de l’intérêt non pas à cette oeuvre qui ne m’intéresse plus du tout sauf à la parcourir à travers tes ressentis, mais au plaisir de lire ce que les autres en disent, cette satisfaction que je ressens finalement si souvent dans les compte-rendus de lecture d’Audrey.
    Point n’est besoin de parcourir le même chemin ( la lecture du bouquin) pour accompagner un lecteur en qui on reconnaît nombre de ses propres pensées. Tiens, je reprends une madeleine et te remercie très fort !

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    1. Avatar de Bernard BelBernard Bel

      Je confirme ! Lire les commentaires de Justin m’a libéré du complexe de ceux qui « n’ont rien lu de Proust ». Pourtant j’avais essayé, mais le style m’est insupportable. C’est typiquement le genre de manuscrit que je refuserais en tant qu’éditeur…

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  2. Avatar de James JonesJames Jones

    Je rejoins les autres avis :
    Tes articles sur le livre de Proust sont un régal à lire !
    Aujourd’hui, en te lisant, j’ai imaginé ce personnage qui n’est plus une boussole qui change de sens tout le temps, mais une vraie girouette, voire une éolienne, tellement il tourne 😸!

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  3. Ping : Saison 4, Épisode 28 — C’est pas Cannes ici | Un Coup de Foudre

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