Dimanche avec des tortillas

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Avec ce billet, on se lance dans la seconde partie du livre, « Noms de pays : le pays ». Il n’y aura pas de Dimanche avec Marcel la semaine prochaine, car je passerai plutôt Dimanche avec Une tonne de boîtes. Cette fois, j’ai avancé de 25 pages.

On commence avec une note malpolie pour renvoyer Gilberte :

J’étais arrivé à une presque complète indifférence à l’égard de Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand’mère pour Balbec. 

C’est quoi Balbec ? Ne le cherchez pas sur une carte ; c’est une station balnéaire fictive. On dit que c’est inspiré de la ville de Kerplougastennsac’h, dans le Finistère. Non, je plaisante, la ville se nomme Beg Meil. Mais Balbec vient encore plus fortement de Cabourg, dans le Calvados, particulièrement le Grand Hôtel, qui existe vraiment. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que le restaurant du Grand Hôtel s’appelle Le Balbec. C’est ça le marketing. Mais la carte ne contient pas de madeleines, et pire, il y a ce cauchemar — si je suis à Cabourg, je ne cherche pas de faux desserts mexicains !

MAÏS & TORTILLAS 18
Mais en différentes textures (grillé, crémeux, mousseux, croquant et glacé), guacamole au piment jalapeño, tortillas à la farine de mais. Pour accentuer les saveurs, nous vous invitons à découvrir une liqueur de maïs du Mexique (2cl - 8€).
Capture d’écran de la carte

Je vous jure, si je mange une tortilla de plus cette semaine… ([À noter, sur les calendriers Américains, la semaine commence avec dimanche, pas lundi. Il sera chez Miguel’s dimanche, rassurez-vous. — M. Descarottes])

Je n’ai aucun commentaire sur la prochaine citation. Je vais juste vous laisser chercher le sujet de cette phrase.

Mais enfin le plaisir spécifique du voyage n’est pas de pouvoir descendre en route et de s’arrêter quand on est fatigué, c’est de rendre la différence entre le départ et l’arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu’on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle qu’elle était dans notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu’au cœur d’un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu’il franchissait une distance que parce qu’il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu’il nous menait d’un nom à un autre nom ; et que schématise (mieux qu’une promenade où, comme on débarque où l’on veut, il n’y a guère plus d’arrivée) l’opération mystérieuse qui s’accomplissait dans ces lieux spéciaux, les gares, lesquels ne font pas partie pour ainsi dire de la ville mais contiennent l’essence de sa personnalité de même que sur un écriteau signalétique elles portent son nom.

Juste avant de partir, un docteur dit à notre héros :

« Je vous réponds que si je pouvais seulement trouver huit jours pour aller prendre le frais au bord de la mer, je ne me ferais pas prier. »

Il reste 400 pages dans ce tome. Ça veut dire que les 300 précédentes, qui s’étalent sur au moins un an, se sont déroulés plus vite que ce qui m’attend ?

J’interromps ce billet pour vous conseiller que si vous avez des pensées suicidaires, veuillez appeler le 3114, ou d’autres lignes d’écoute si besoin.

Le narrateur mentionne que le train pour Balbec passe par :

la cathédrale de Saint-Lô, avant qu’il se fût éloigné vers le couchant.

J’ai eu une pensée émue en pensant que Proust ne savait pas ce qui était arrivé à cette église, dont sa beauté a été gâchée par l’Histoire.

Le narrateur et sa grand-mère y voyagent séparément, afin qu’elle puisse passez une nuit chez une amie sur la route. Le narrateur pense de son arrivée :

Et peut-être était-il moins pénible pour moi de sentir l’objet admirable de mon voyage placé avant la cruelle première nuit où j’entrerais dans une demeure nouvelle et accepterais d’y vivre.

« La cruelle première nuit » ?!? Dites-donc, mon gars, je me suis enregistré dans trois ibis budget différents pendant mon voyage en 2023. Et vous, vous allez vous enregistrer dans un hôtel où le truc le plus pénible est un dessert à la guacamole pour 18 €. Non, je ne sais pas combien de francs de l’époque de Proust ça veut dire.

Devinez qui va accompagner le narrateur :

Mais devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d’êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d’un esprit d’élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d’un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes…

Ça ne vous parle pas ? Françoise la cuisinière est de retour — et je vous promets, si on sort avec moi, je ne ferai jamais la comparaison entre elle et un chien comme ça ! Des drôles de compliments de notre Marcel !

Et à moi pourtant ma propre voix me donnait du plaisir

Nan, vous plaisantez !

Il voit du train une fille :

la belle fille me donna aussitôt le goût d’un certain bonheur… d’un bonheur qui se réaliserait en vivant auprès d’elle.

Son cœur d’artichaut est encore pire que le mien ! Heureusement pour cette fille, le train quitte la gare avant qu’il ne puisse lui faire une Gilberte.

Et c’est ici où nous arrêtons, avec son arrivée à Balbec-en-terre, à ne pas confondre ni avec Balbec-plage ni avec Balbec-dans-l’espace (j’ai inventé l’un des deux). En deux semaines, on découvrira ce qu’il fera sur place.

15 réflexions au sujet de « Dimanche avec des tortillas »

  1. Avatar de BillieBillie

    Balbec ça ressemble à « balec »…
    Moi en lisant la citation looooongue qui commence par « Mais enfin »: « Putain, y a un point-virgule, c’est pas fini ».
    Quand il dit que sa propre voix lui donne du plaisir, j’ai pensé à une amie qui me racontait que l’un de ses profs à la fac semblait ADORER s’entendre parler.
    J’ai éclaté de rire en lisant qu’heureusement pour la belle fille le train a quitté la gare. J’ai l’image en tête et ça me fait bien rire!

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      Il y a deux pages entières consacrées à cette fille qu’il aperçoit du train, et dès que j’ai commencé à les lire, je craignais qu’il descende du train et 200 pages traiteraient de sa quête là-bas, alors que sa famille et les gendarmes le cherchent !

      J’étais gravement tenté de remplacer « Mais enfin » par « M’enfin ! ». Mais sauf pour des points de suspension, je ne touche jamais au texte.

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  2. Avatar de C'est en lisant...C'est en lisant...

    Dans une phrase, la grammaire distingue le thème ( contenu dans le sujet = ce dont on parle) et le propos ( ce qu’on en dit) .
    Tu dois nous demander plutôt quel est le propos de cette phrase, car le sujet nous est donné au début ( « le plaisir spécifique du voyage »). Alors il semblerait que pour Marcel ce soit d’unir en son esprit deux lieux éloignés au point de passer par les gares qui symbolisent le mystère de cette réunion comme l’identité des villes en bordure desquelles elles sont situées…
    Ben pour moi, le plaisir du voyage est trop souvent gâché par les heures d’attente, la foule des voyageurs, l’inconfort des lits ou la proximité d’étrangers…etc. Bref je préfère rester dans mon fauteuil et…
    Découvrir tes lectures et ta vie confortablement installée dans mon cadre habituel ! Par la magie des fenêtres multimédia ta pensée est reliée à la mienne et le mystère de notre communion de vue m’étonne toujours !
    Encore merci pour tes ressentis du jour !

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      J’ai pensé pendant un moment à ce que je devrais dire à propos de cette phrase longue. Il me semblait que le sujet grammatical était assez évident, car le premier verbe qui suit « le plaisir… » est dans l voix active. Mais il me semblait en même temps qu’il y a tant d’autres verbes dans cette phrase que le temps que l’on arrive à la fin, c’est peut-être autre chose, et cette partie est une clause dépendante ! Je crois que non, mais je ne peux pas garder tout ce monstre dans la tête en même temps !

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      1. Avatar de C'est en lisant...C'est en lisant...

        Dis donc dans ton avant-dernière phrase tu viens d’écrire cinq propositions plus une autre elliptique du verbe (,une principale, une subordonnée conjonctive, une subordonnée consécutive , une indépendante juxtaposée et une indépendante coordonnées ( + que le temps qui suggère un verbe être sous-entendu) ! C’est Marcel qui te déteint dessus !

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  3. Avatar de James JonesJames Jones

    Morbleu ! Marcel aurait tenté d’écrire le scénario de « Retour vers le futur ‘ avant le film ???
    Aurait-il rencontré Doc ?
    Justin, j’adore vos articles sur Proust !
    Ils sont en train de devenir des vraies madeleines de bonheur et de sourire (ou fou rire, au choix) !
    Merci beaucoup !!!
    En relisant Billie, je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir en tête une version digne des Inconnus sur cette œuvre…
    🤣
    Un fou rire digne du Joker de Tim Burton !!!

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      Dans un livre que je connais très bien :

      « Et de cette façon, ces rendez-vous hebdomadaires feront un jour leur propre madeleine de Proust. »

      Vu que je publie des photos de madeleines avec chaque billet, c’était un peu évident de mon côté. Mais je me demande parfois si un livre dans le genre de « lecteurs de Proust » sera intéressant une fois la série sera terminée.

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  4. Avatar de AnagrysAnagrys

    La longue phrase m’a rappelé une lecture d’il y a plus ou moins 30 ans, à l’époque où dans un tout autre style je découvrais David et Leigh Eddings. Un des personnages d’un de leurs cycles a un langage extrêmement ampoulé, à un moment suite à une longue, très longue tirade un autre personnage demande innocemment : « au fait, il était où, le dernier point ? ».
    Votre question ici était cet autre personnage.
    Si, à l’époque, on m’avait dit que je parlerais d’Eddings en commentaire d’un article sur Proust, je crois que je ne aurais pas cru 😁

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      Quand j’ai commencé à écrire cette série, je savais qu’il s’agirait d’un trajet long et lent. Mais je ne m’attendais pas du tout à ce qu’elle atteigne son caractère humoristique et plein de connexions inattendues. C’est d’où l’idée qu’il y a peut-être un autre livre caché dans l’effort.

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  5. Ping : Saison 4, Épisode 29 — M’enfin, les voisins ! | Un Coup de Foudre

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