Dimanche avec les de Stermaria

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, j’ai avancé de 25 pages.

La dernière fois, notre héros et sa grand-mère faisaient leur tout pour me faire appeler le 119. Puis je me suis souvenu du fait que tout ça s’est déroulé il y a un siècle et en plus, mon portable est dans la mauvaise zone. Mais ne vous inquiétez pas, il s’est tout de suite replongé dans de nouvelles bêtises !

Sa première nuit dans une nouvelle chambre ne passe pas très bien, et ses pensées vont en direction de Nopeistan de l’Est :

Peut-être cet effroi que j’avais…de coucher dans une chambre inconnue…n’est-il que la forme…de ce grand refus désespéré qu’opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie présente…que les nécessités de la vie pourraient m’obliger à vivre loin de Gilberte…

Nonononon. Ça fait deux ans depuis le moment où vous avez quitté Gilberte de votre propre volonté, vous. Je ne veux entendre même pas un mot de plus à propos de « cet effroi ». Et pour info, je viens de déménager dans une toute nouvelle chambre où le seul problème la première nuit était le fait que j’avais laissé ma couverture dans mon ancien appartement, alors j’ai eu froid (je l’ai récupérée le lendemain). Pourtant, personne ne dira que mon compte rendu de ces faits est de la grande littérature.

Mais en fait, il y a un point important qu’il soulève ici, qu’un déménagement loin d’où nous sommes habitués à vivre peut être un vrai traumatisme, même si ça réussit des buts importants :

Certes ces amitiés nouvelles pour des lieux et des gens ont pour trame l’oubli des anciennes… Et la crainte d’un avenir où nous seront enlevés la vue et l’entretien de ceux que nous aimons et d’où nous tirons aujourd’hui notre plus chère joie… ce serait donc une vraie mort de nous-même, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi différent…

Je pense souvent à exactement cette question : j’ai enfin trouvé une communauté chez moi — pourquoi est-ce que j’ai envie de tout plaquer et recommencer à nouveau loin d’ici en 2029 ? Carrefour. C’est largement Carrefour. Et des stations-service pleines de nougat de Montélimar. Non, mais sérieusement, c’est parce qu’ils sont tous à des étapes de la vie trop différentes de la mienne, et si je veux avoir la moindre opportunité de vivre la vie dont j’ai envie, ça doit être dans une plus grande communauté avec plus de monde comme moi. Mais ce sont des réflexions face à l’idée de croiser un continent et un océan et y rester pour toujours. Pas de partir en vacances une semaine dans une station balnéaire à 200 km de chez moi. Notre narrateur a des idées beaucoup trop extravagantes pour les circonstances.

Cependant, même dans ce nouveau milieu, certains faits de la vie bourgeoise restent les mêmes. Il s’avère que tout comme le salon des Verdurin, il y a les habitués de Balbec :

ils se composaient de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie de la France, d’un premier président de Caen, d’un bâtonnier de Cherbourg, d’un grand notaire du Mans… venaient se concentrer dans cet hôtel.

Comme les Verdurin, il faut avoir quelqu’un à exclure, afin de se sentir supérieur, et dans ce cas, il s’agit d’une petite vieillarde :

D’autre part, le bâtonnier et ses amis ne tarissaient pas de sarcasmes, au sujet d’une vieille dame riche et titrée, parce qu’elle ne se déplaçait qu’avec tout son train de maison.

Il y a d’autres personnages qui séjournent à Balbec sans faire partie de cette communauté. Les de Stermaria, une famille bretonne, ne passent guère de temps dans l’hôtel, mais quand monsieur voit le narrateur et sa grand-mère à « sa » table, il faut les remettre dans leur place :

À peine commencions-nous à déjeuner qu’on vint nous faire lever sur l’ordre de M. de Stermaria, lequel venait d’arriver et, sans le moindre geste d’excuse à notre adresse, pria à haute voix le maître d’hôtel de veiller à ce qu’une pareille erreur ne se renouvelât pas, car il lui était désagréable que « des gens qu’il ne connaissait pas » eussent pris sa table.

Charmants, eux. Je me suis dit : « Je crois que nous les reverrons ; sinon, je les laisserais tomber. » 4 pages plus tard, voilà :

Hélas, d’aucune de ces personnes le mépris ne m’était aussi pénible que celui de M. de Stermaria.

Car j’avais remarqué sa fille dès son entrée, son joli visage pâle et presque bleuté…

Vraiment, ce gars est le type le plus prévisible au monde, non ? Et si je vous disais que la prochaine chose qu’il faisait, c’était d’utiliser la vieillarde pour faire la connaissance de mademoiselle ? Exactement comme il a utilisé Mme Swann pour faire la connaissance de Gilberte, afin de s’approcher de Bergotte ?

le directeur se pencha vers ma grand’mère… il lui coula dans l’oreille : « La Marquise de Villeparisis »…

On peut penser que l’apparition soudaine, sous les traits d’une petite vieille, de la plus puissante des fées ne m’aurait pas causé plus de plaisir, dénué comme j’étais de tout recours pour m’approcher de Mlle de Stermaria… Tandis que cette Mme de Villeparisis était bien la véritable, elle n’avait pas été victime d’un enchantement… mais était capable au contraire d’en mettre un à la disposition de la mienne qu’il centuplerait, et grâce auquel… j’allais franchir en quelques instants les distances sociales infinies, au moins à Balbec, qui me séparaient de Mlle de Stermaria.

C’est comme regarder un accident de train au ralenti. On sait ce qui arrivera à chaque fois, mais impossible de détourner le regard quand même. La prochaine fois, on regardera l’accident de près !

15 réflexions au sujet de « Dimanche avec les de Stermaria »

  1. Avatar de C'est en lisant...C'est en lisant...

    Mais si, Justin, tu fais de la littérature! Tu composés une analyse de texte avec des commentaires remplis d’un humour si agréable qu’on se moque totalement de ne pas lire de la plus « grande littérature »! Le fait que ton portable « soit dans la mauvaise zone » nous garantit des réactions désopilantes que je partage volontiers avec toi ! Alors tes premières nuits dans ton nouveau chez toi te fourniront sans doute matière à nous faire sourire. Tu es ma meilleure madeleine parce que tu ne cherches pas, toi, à « avoir quelqu’un à exclure pour te sentir supérieur ». Merci pour tes critiques qui ne sont pas des sarcasmes mais des traits d’esprit qui me réjouissent chaque dimanche !

    Aimé par 2 personnes

    Répondre
  2. Avatar de BillieBillie

    Ma mère a souvent du mal à dormir quand elle change de chambre durant les vacances, même chez une personne de la famille. Mais lui, làààà, il tombe malade juste à l’évocation de « partir en voyage » et il OSE se plaindre quand il est en vacances??? Mais il est CHIAAAAANT.
    Après, j’ai aussi cette pensée de laisser des gens en déménageant. Ça me travaille en ce moment car je réfléchis à déménager et, si je n’aime pas le coin où je suis, j’ai beaucoup de points d’attache ici. Mais, et je l’ai constaté récemment, les gens déménagent de leur côté. Donc bon…
    Moi en lisant le passage sur le changement de table: « Ils ont de ces problèmes, ces gens ».

    Aimé par 2 personnes

    Répondre
  3. Ping : Saison 4, Épisode 31 — Bon 5e anniversaire au blog | Un Coup de Foudre

  4. Avatar de Sol. V.Sol. V.

    Merci pour ce nouveau Dimanche avec, que j’attends désormais avec impatience chaque semaine! J’ai lu les premiers tomes de la Recherche, jusqu’au milieu de la série environ, et c’est un énorme plaisir de les relire avec cette analyse qui me fait prendre un recul par rapport au texte (que j’avais beaucoup aimé mais je confesse un snobisme certain de ma part) et qui me fait aussi beaucoup rire!

    Aimé par 1 personne

    Répondre
  5. Avatar de jeanlouispaulmarchaljeanlouispaulmarchal

    Amusant ! Je suis sidéré ! je n’ai jamais face à un livre de Marcel Proust regardé autre chose que la couverture ! Je ne trouve pas les livres de Proust dans une quelconque boîte à livres. Il n’y avait pas Marcel Proust dans la bibliothèque de mon père. Il faut donc que ce qui est écrit par Marcel Proust fasse un petit tour en Californie, revienne en France. Bravo Justin et toute mon admiration.

    Ce déménagement reste une chose assez mystérieuse.

    Constater une température froide en Californie par manque de couverture, début novembre 2025, je reste étonné.

    Mais il est vrai qu’il fait froid au centre du Sahara, la nuit, parait-il.

    Aimé par 1 personne

    Répondre

Répondre à anne35blog Annuler la réponse.