Dimanche avec M. Nissim Bernard

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, nous sommes enfin arrivés dans la troisième partie du livre selon la version originale publiée par Gallimard, et j’ai avancé de 30 pages.

Cette partie commence avec un dîner partagé par le narrateur, Saint-Loup et Bloch, fils. Il faut désormais distinguer entre Bloch, fils et Bloch, père car le père entre ici dans l’histoire. On apprend que :

Or je compris pendant cette petite fête que les histoires trop facilement trouvées drôles par notre camarade étaient des histoires de M. Bloch père…

C’est ainsi qu’après avoir dit les choses les plus intelligentes, Bloch jeune, manifestant l’apport qu’il avait reçu de sa famille, nous racontait pour la trentième fois quelques-uns des mots que le père Bloch sortait seulement (en même temps que sa redingote) les jours solennels où Bloch jeune amenait quelqu’un qu’il valait la peine d’éblouir

On apprend aussi que ce même Bloch, père a tendance à faire semblant de connaître des gens tels que Bergotte, mais qu’il ne connaît que de même façon que vous connaissez Audrey Fleurot — c’est-à-dire par les journaux ou à la télé. (Si je me trompe et l’un d’entre vous a son véritable adresse e-mail, merci de m’écrire à l’adresse du blog. Hier.)

Je remarque dans ses commentaires sur le père, l’observation le plus J.D. Salinger de tout :

Dans la famille la plus proche, on se plaisait d’autant plus avec lui que si dans la « société », on juge les gens d’après un étalon, d’ailleurs absurde, et selon des règles fausses mais fixes, par comparaison avec la totalité des autres gens élégants, en revanche dans le morcellement de la vie bourgeoise, les dîners, les soirées de famille tournent autour de personnes qu’on déclare agréables, amusantes, et qui dans le monde ne tiendraient pas l’affiche deux soirs. Enfin, dans ce milieu où les grandeurs factices de l’aristocratie n’existent pas, on les remplace par des distinctions plus folles encore.

Je parle du pire livre jamais écrit en anglais, L’Attrape-cœurs, bien-aimé de Nicola Sirkis pour la même raison que mes goûts littéraires en français ne comprennent pas Racine et Hugo, un manque cruel d’éducation dans une langue étrangère. On peut résumer le tome entier dans la phrase : « Tout le monde est poseur. » Après plus de mille pages de Proust, c’est la première fois où j’ai cette pensée, mais ce morceau m’a frappé. Dans un roman presque entièrement consacré à ces « règles fausses mais fixes », ça menace de tout bouleverser.

Il y avait un moment très drôle quand une sœur de Bloch, fils a posé une question sur le caractère de Bergotte :

— Je l’ai rencontré à plusieurs générales, dit M. Nissim Bernard. Il est gauche, c’est une espèce de Schlemihl. »

J’ai expliqué la signification de schlemiel dans l’humour américain avant. C’était une joie de le retrouver ici. (Le seule personnage de qui je l’aurais dit à ce point, c’est le regretté M. Vinteuil, maltraité par sa fille sans le reconnaître.) M. Bernard est apparemment l’oncle de Bloch, père. On apprend vit qu’il a l’habitude de raconter de grosses salades (j’adore cette expression, qui met les salades dans la bonne place).

Après le dîner, Bloch, fils réussite à insulter Saint-Loup sur les qualités de son oncle, M. de Charlus. Mais plus intéressant, il pose une question au narrateur :

« Quelle est donc cette belle personne avec laquelle je t’ai rencontré au Jardin d’Acclimatation et qui était accompagnée d’un monsieur que je crois connaître de vue et d’une jeune fille à la longue chevelure ? »

Il s’agit de Mme Swann, Odette, ce qui rend la suite hilarante, quand il ajoute :

« Je l’avais rencontrée quelques jours auparavant dans le train de Ceinture. Elle voulut bien dénouer la sienne en faveur de ton serviteur, je n’ai jamais passé de si bons moments… J’espérais, me dit-il, connaître grâce à toi son adresse et aller goûter chez elle, plusieurs fois par semaine, les plaisirs d’Éros… »

Elle doit avoir, quoi, 25 ou 30 ans de plus que lui ?

Puis, on apprend que Françoise n’est pas complètement ravi de Saint-Loup :

Elle eut bientôt à l’égard de Saint-Loup qu’elle adorait une désillusion d’un autre genre, et d’une moindre dureté : elle apprit qu’il était républicain.

J’aurais cru autrement vu son traitement aux mains de la tante Léonie.

Il suite des pages d’histoires sur comment la maîtresse de Saint-Loup, une courtisane comme Odette, avait grosso modo le même effet sur lui qu’Odette sur Swann — si la société n’approuve pas la relation, c’est eux qui se trompent. Heureusement, avant que ça ne puisse durer 300 pages comme le premier tome, il s’avère que Saint-Loup va bientôt quitter Balbec — mais avant ça :

ma grand’mère me dit d’un air joyeux que Saint-Loup venait de lui demander si avant qu’il quittât Balbec elle ne voulait pas qu’il la photographiât

Ouaip, il a un appareil mystérieux, du jamais vu, dit un « Kodak ». Mais avant de vous moquer trop de ça, La Fille ne sait pas quelle est une caméra argentique non plus !

11 réflexions au sujet de « Dimanche avec M. Nissim Bernard »

  1. Avatar de BillieBillie

    « J’espérais connaître grâce à toi son prénom »
    Pour la photo, dans La Gloire de mon père, à la fin du roman il y a un curé qui prend en photo Marcel et son papa (qui a accroché à sa ceinture le gibier qu’il a tué lors de la chasse). C’était au début des années 1900, à l’époque se prendre en photo était assez rare et po1r certaines occasions (et aujourd’hui,, on a Instagram). Peut-être que se faire photographier était moins inédit dans le milieu aristocrate?

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      C’est stupide, mais j’ai une blague bilingue dans ma tête depuis longtemps sur le titre « La Gloire de mon père », rien à voir avec les contenus. « Père » sonne identique au nom anglais du fruit « poire », « pear ». Alors dans ma tête, l’œuvre de Pagnol s’intitule « La Gloire de ma poire ».

      Mais oui, à l’époque, les photos devaient toujours être très rares. Il y a des semaines, je crois que j’ai cité quelque chose sur la nouveauté d’avoir du gaz à la maison. C’est facile à oublier qu’au moment de l’écriture, et encore plus au moment du récit, ces choses étaient toujours étonnantes !

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    2. Avatar de AnagrysAnagrys

      Ça restait assez exceptionnel, d’où le côté un peu rigide des portraits de cette époque : on y allait en habits du dimanche, et c’était quelque-chose de sérieux.
      Je crois avoir vu une capsule il y a peu, je ne sais plus si c’était sur YouTube ou Insta, qui parlait d’une habitude de prendre des photos des morts, il faudra que je retrouve ça…

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  2. Avatar de C'est en lisant...C'est en lisant...

    « Tout le monde est poseur » = cinq mots de résumé pour 105 mots de Proust, ça c’est de l’efficacité et de la compréhension de texte ! Oh, décidément, je préfère vraiment me recultiver par tes analyses que par le texte original ! Gain de temps ( il faudrait relire tout ce fatras convenu… ), gain de pensée ( souvent je pense comme toi), gain d’humour (tu nous divertis vraiment) par les développements de ton cru ! Tout bénéfice ! C’est un constat et non une flatterie de ma part.

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      Merci ! Je ne sais pas quel est l’équivalent français, mais aux États-Unis, il y a une série de livres, « Cliff’s Notes », qui offre des résumés des livres qu’il faut étudier à l’école. J’essaie d’être un peu comme ça, mais plus drôle !

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