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Dimanche avec l’EDF

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleur ». Je note qu’avec ce numéro, je passe enfin de ce qui était considéré la « première » partie à la deuxième dans la version originale publiée par Gallimard (qui a aussi un manuscrit de ma part ; Marcel et moi ont des choses en commun). Cependant, rien ne l’indique dans la traduction anglaise. Cette fois, j’ai avancé de 28 pages.

À noter, hier La Fille a évoqué ce projet à mes parents, qui m’ont demandé pourquoi je continue. Rien que pour vous faire plaisir, les amis. Et ne pas laisser mon frère gagner non plus.

Littéralement la première phrase de cette partie est une ode à l’hypocrisie bourgeoise :

Cependant Mme Bontemps, qui avait dit cent fois qu’elle ne voulait pas aller chez les Verdurin, ravie d’être invitée aux mercredis, était en train de calculer comment elle pourrait s’y rendre le plus de fois possible.

Ne vous inquiétez pas, toutes les prétentieuses veulent jouer à « Qui est la plus superficielle ? » :

[Mme Cottard] : Je n’ai pas besoin de vous demander la marque de fabrique, je sais que vous faites tout venir de chez Rebattet.

— Mais ceci est tout simplement fait ici. Vraiment non ?…

Elle me répond : « Lohengrin ? Ah ! oui, la dernière revue des Folies-Bergères [sic], il paraît que c’est tordant. »

Lohengrin, le célèbre opéra de Wagner, d’où nous avons la marche nuptiale la plus connue au monde, aux Folies-Bergère ? Nan, mais sérieusement ? Ça vient d’un personnage jamais mentionné avant, et je crois sans importance au récit, mais vraiment, Proust a dû lâcher cette pépite pour les réactions.

Au cas où vous n’avez pas compris l’époque, on laisse tomber que :

À propos de vue, vous a-t-on dit que l’hôtel particulier que vient d’acheter Mme Verdurin sera éclairé à l’électricité ?… Il y a la belle-sœur d’une de mes amies qui a le téléphone posé chez elle ! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans sortir de son appartement !

Mais non ! Allez, Marcel, rejoignez-nous en Californie du Sud, où l’électricité est une luxe plus chère qu’au Paris de votre époque ! Quant au téléphone, quand Pizza Hut venait de sortir une appli pour iPhone — je veux dire peut-être en 2007 ? — un humoriste d’Internet a dit, « Finalement, on pourra utiliser un téléphone pour commander une pizza. » J’aurais tué pour avoir pensé à ça moi-même.

Mais n’oubliez pas que tout ça est dans le contexte de la visite du narrateur chez les Swann précisément pour ne pas voir Gilberte. Il suit des pages de réflexions à ses jeux d’esprit dignes d’un troupeau de collégiennes de 11 ans, suivies de la reconnaissance du fait que non, Gilberte ne va pas le supplier sans cesse :

Les jours qui suivirent, je pleurai beaucoup… quand j’avais renoncé à Gilberte, j’avais gardé cet espoir d’une lettre d’elle pour la nouvelle année. Et le voyant épuisé avant que j’eusse eu le temps de me précautionner d’un autre, je souffrais comme un malade qui a vidé sa fiole de morphine sans en avoir sous la main une seconde. 

Il s’intéressait à elle uniquement pour sa relation avec Bergotte, et finissait par s’attendre à ce qu’elle lui demande pardon, à genoux ? Quel amour-propre ! Puis, après toutes ces angoisses :

Chaque fois que j’appris ainsi que Cottard, ma mère elle-même, et jusqu’à M. de Norpois avaient, par de maladroites paroles, rendu inutile tout le sacrifice que je venais d’accomplir, gâché tout le résultat de ma réserve en me donnant faussement l’air d’en être sorti, j’avais un double ennui.

Il se passe que toutes ces personnes sont coupables de dire à Gilberte qu’il était malade, mais vient de guérir, quand il voulait qu’elle croie que tout était à cause de colère.

Vous ne saurez jamais à quel point ce type me rappelle mon frère : « J’insiste que vous soyez fâchée avec moi pour mes raisons, pas les vôtres !» Si ce n’est pas une citation, c’est seulement car il ne parle pas français.

Le narrateur pense à nouveau à sa lettre :

Il me semblait alors que dans quelques années, après que nous nous serions oubliés l’un l’autre, quand je pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu’en ce moment j’étais en train de lui écrire n’avait été nullement sincère, elle me répondrait : « Comment, vous, vous m’aimiez ? Si vous saviez comme je l’attendais, cette lettre, comme j’espérais un rendez-vous, comme elle me fit pleurer ! »

Je vous ai dit : « N’envoyez jamais une telle lettre. »

Il suit des pages de réflexions sur ses visites à Mme Swann, concentrées sur son aspect et l’avis du narrateur sur sa beauté au point où je me suis demandé : « Vous êtes amoureux de la fille ou la mère, vous ? » Mais j’ai terminé exactement où il décide que :

je venais de me résoudre à aller surprendre Gilberte avant son dîner.

Oh, ça va bien aller, j’en suis certain !

Dimanche avec les pensionnaires

On reprend « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois j’ai avancé de 27 pages, très dures à lire.

En parlant de Gilberte, Proust propose une idée qui ne manquera pas d’offenser La Fille :

Sans doute on sait bien qu’un enfant tient de son père et de sa mère. Encore la distribution des qualités et des défauts dont il hérite se fait-elle si étrangement que, de deux qualités qui semblaient inséparables chez l’un des parents, on ne trouve plus que l’une chez l’enfant, et alliée à celui des défauts de l’autre parent qui semblait inconciliable avec elle.

Avec ça, il suggère qu’elle est une sorte de personnalité Jekyll et Hyde, et que le bien vient de Swann, et le mal vient d’Odette. Je ne suis pas sûr si je suis d’accord — Swann a son côté canaille !

Hmmm :

Swann était un de ces hommes qui, ayant vécu longtemps dans les illusions de l’amour, ont vu le bien-être qu’ils ont donné à nombre de femmes accroître le bonheur de celles-ci sans créer de leur part aucune reconnaissance, aucune tendresse envers eux ; mais dans leur enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée dans leur nom même, les fera durer après leur mort.

Hmmmmmm.

Après ça, le narrateur reprend ses obsessions à propos de Bergotte — nous sommes toujours au même déjeuner où les deux se sont enfin rencontrés — et Gilberte nous étonne en chuchotant au narrateur :

— Je nage dans la joie, parce que vous avez fait la conquête de mon grand ami Bergotte. Il a dit à maman qu’il vous avait trouvé extrêmement intelligent.

La traduction anglaise n’a absolument rien de cette expression, « Je nage dans la joie ». C’est plus proche à « Je suis ravi ». Je pense à l’adopter, mais seulement de façon ironique, car il me semble un peu trop.

Dans une voiture ensemble, après le déjeuner, Bergotte et le narrateur parlent du docteur Cottard, qui a connu plusieurs rebondissements en ce qui concerne sa réputation au fil des deux tomes. Bergotte se livre d’un discours sur le manque de culture chez Cottard, et le narrateur se pense que :

Je ne m’inquiétais nullement de trouver mon médecin ennuyeux ; j’attendais de lui que, grâce à un art dont les lois m’échappaient, il rendît au sujet de ma santé un indiscutable oracle en consultant mes entrailles.

Je ne sais pas vous, mais je ne m’inquiète pas trop sur le sujet des goûts de mes docteurs. Mais Proust a tout autre intention en évoquant ça. Quel ami que Bergotte !

« Quelqu’un qui aurait besoin d’un bon médecin, c’est notre ami Swann », dit Bergotte… « Hé bien, c’est l’homme qui a épousé une fille, qui avale par jour cinquante couleuvres de femmes qui ne veulent pas recevoir la sienne, ou d’hommes qui ont couché avec elle. »

À sa place, je ne parlerais pas comme ça à quelqu’un que je viens de rencontrer à propos d’une connaissance commune. Et ce n’est pas uniquement moi qui n’en suis pas ravi, mais le père du narrateur non plus :

— Naturellement ! reprit-il. Cela prouve bien que c’est un esprit faux et malveillant. Mon pauvre fils, tu n’avais pas déjà beaucoup de sens commun, je suis désolé de te voir tomber dans un milieu qui va achever de te détraquer

« [T]u n’avais pas déjà beaucoup de sens commun » est presque l’épigramme du livre !

Naturellement, puisque tout le monde se révèle hypocrite tôt ou tard chez Proust, dès que le narrateur répète ce que Gilberte lui avait dit, que Bergotte le trouvait intelligent :

— Ah !… Il a dit qu’il te trouvait intelligent ? dit ma mère. Cela me fait plaisir parce que c’est un homme de talent.

— Comment ! il a dit cela ? reprit mon père… Je ne nie en rien sa valeur littéraire devant laquelle tout le monde s’incline…

Oh, bravo. Quel bon exemple pour votre enfant !

J’ai l’impression qu’il serait important plus tard que, dès que Proust nous raconte cet épisode, il nous informe que son ami Bloch, qui lui avait présenté les œuvres de Bergotte dans le premier tome :

ce fut lui qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe.

Le message semble être qu’une fois que l’esprit est prostitué, le reste n’est pas grand-chose. (Pour être clair, mon titre vient de ce sens de pensionnaire.)

Et après ça arrive enfin un moment que Proust avait signalé dans le premier tome, une rupture entre le narrateur et Gilberte. Encouragé par Bergotte, le narrateur se consacre de plus en plus à sa propre écriture chez lui et commence à faire des excuses pour ne pas rendre visite aux Swann, en se disant qu’en fait, c’est Gilberte qui s’éloigne de lui. J’ai eu du mal à suivre l’argument entre eux, autant en traduction qu’en français, car il me semblait venu de nulle part, mais cette fois, on finit par la nouvelle que :

j’eus le courage de prendre subitement la résolution de ne plus la voir, et sans le lui annoncer encore, parce qu’elle ne m’aurait pas cru.

J’en ai vraiment assez de ce type — il n’apprécie jamais ce qu’il a, il souffle le chaud et le froid envers tout le monde, et il a toujours des raisons pourquoi c’est la faute aux autres. Pas pour la première fois, je mets de côté le livre en disant « Que l’on le gifle comme il le mérite ! »

Dimanche avec la duchesse d’Orléans

Ça fait belle lurette depuis le dernier Dimanche avec Marcel. La dernière fois, on a fini sur une note positive, où Gilberte avait dénoncé Mlle Vinteuil pour ses mauvais comportements envers son père. Cette fois, j’ai avancé de 40 pages.

Proust m’apprend quelque chose sur l’anglais britannique :

j’avais demandé à Mme Swann… quels étaient parmi les camarades de Gilberte ceux qu’elle aimait le mieux, Mme Swann me répondit :

— Mais vous devez être plus avancé que moi dans ses confidences, vous qui êtes le grand favori, le grand crack comme disent les Anglais.

Je n’ai absolument aucune idée de ce que ça veut dire, et je connais plein de britannicismes.

Plusieurs pages se passent en discutant des meubles, dont une phrase de 126 mots ; puis, notre narrateur part en balade avec les Swann et Gilberte, et c’est comment ils rencontrent la duchesse d’Orléans. La rencontre elle-même n’est pas intéressante en soi, sauf pour une astuce arriviste que Mme Swann donne au narrateur :

« Vous devriez aller écrire votre nom chez elle, un jour de cette semaine, me dit Mme Swann ; on ne corne pas de bristol à toutes ces royalties, comme disent les Anglais, mais elle vous invitera si vous vous faites inscrire. »

Encore une fois, je n’ai aucune idée de ce qui veut dire une expression de Proust : « on ne corne pas de bristol ». La traduction la rend comme une carte de visite, et mon dictionnaire bilingue est d’accord, mais il rend « corner » comme soit plier soit crier — j’ai l’impression que c’était très idiomatique à l’époque. Il me semble que les usages d’anglicismes par Mme Swann sert à quelque chose, mais j’ai du mal à le préciser. Peut-être qu’intercaler ses paroles avec de l’anglais était à la mode à l’époque ?

Bien sûr, dès que je me suis posé la question, le narrateur dit :

Dès que Mme Swann voulait me dire quelque chose qu’elle désirait que les personnes des tables voisines ou même les garçons qui servaient ne comprissent pas, elle me le disait en anglais comme si c’eût été un langage connu de nous deux seulement. Or tout le monde savait l’anglais, moi seul je ne l’avais pas encore appris…

Je dirais que la réponse était oui, et que Proust reconnaîtrait donc la France d’aujourd’hui, sauf que l’anglais est une marque d’arrivisme encore plus fort qu’il y a une décennie. Bravo, Marcel, je vous en veux pour ça.

Après ça, il y a une petite anecdote qui suggère que Gilberte en a assez des prétentions de ses parents, et surtout de son père. Un jour, elle veut aller au théâtre, mais c’est l’anniversaire de la mort de son grand-père, et M. Swann n’est pas content. Après une dispute, Gilberte remarque au narrateur :

— Qu’est-ce que cela peut me faire ce que les autres pensent ? Je trouve ça grotesque de s’occuper des autres dans les choses de sentiment. On sent pour soi, pas pour le public.

J’ai l’impression que ça n’a rien à voir avec le théâtre.

Notre dernière anecdote du livre pour cette fois suit directement cette histoire de théâtre. On a beaucoup entendu dans la première partie du premier tome de l’intérêt du narrateur pour les livres d’un nommé Bergotte. Puis M. de Norpois a fait dégonfler le ballon en disant au narrateur que Bergotte ne vaut rien. Mais le narrateur a enfin, pendant un déjeuner chez les Swann, la rencontre avec Bergotte qu’il cherche pendant plus de 770 pages déjà :

devant moi, comme ces prestidigitateurs qu’on aperçoit intacts et en redingote dans la poussière d’un coup de feu d’où s’envole une colombe, mon salut m’était rendu par un homme jeune, rude, petit, râblé et myope, à nez rouge en forme de coquille de colimaçon et à barbiche noire. J’étais mortellement triste, car ce qui venait d’être réduit en poudre, ce n’était pas seulement le langoureux vieillard…

Il suit deux pages de pensées obsessionnelles sur son nez, apparemment un objet d’horreur qui défait tout le Bergotte de l’imagination du narrateur. Je dois vous dire en toute sincérité, je me demande parfois si c’est une erreur de publier des photos de moi-même sur ce blog, pour exactement cette raison. Si le nez de votre hôte ne rappelle pas Cyrano, la ligne frontale non seulement en recul, mais en pleine retraite autrichienne à Austerlitz, doit être une déception. Et ça depuis mes 30 ans, malheureusement.

Mais après plus de conversation avec Bergotte (qui ne tient pas de Norpois en haute estime), le narrateur arrive à se convaincre que :

C’est sans doute qu’il [l’éclairage de ses livres] vient de grandes profondeurs et n’amène pas ses rayons jusqu’à nos paroles dans les heures où, ouverts aux autres par la conversation, nous sommes dans une certaine mesure fermés à nous-même.

Il suit des pages sur l’avenir de Bergotte, où le narrateur explique que la dernière partie de sa carrière était aussi médiocre que le début était brillant. J’ai l’impression en lisant tout ça que le narrateur, choqué par l’effondrement du Bergotte de son imagination, construit tout autre biographie imaginaire pour lui, où la partie édénique, libérée de toute connexion avec la réalité, reste incorruptible, et c’est seulement les séquelles qui n’atteignent pas les sommets. Mais il reste 4 1/2 tomes, alors je réserve mon jugement pour l’instant.

Dimanche avec Mme Bontemps

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, j’ai avancé de 25 pages.

La vie arriviste continue d’être notre sujet :

Odette continuait à être la cocotte illettrée bien différente des bourgeois ferrés sur les moindres points de généalogie et qui trompent dans la lecture des anciens mémoires la soif des relations aristocratiques que la vie réelle ne leur fournit pas.

Je dois vous dire, il ne m’est jamais venu dans l’esprit de lire des anciens mémoires pour manque de relations aristocratiques. Pourtant, au-delà une autoproclamée « comtesse » qui vivait à San Diego en même temps que moi, je n’ai jamais côtoyé une telle personne. (J’ai recherché son prétendu titre ; elle aurait dû être portugaise, ce que je crois n’était pas le cas.)

Je me souviens de pourquoi Swann m’énerve :

[Swann] était écouté par Odette, habituellement sans intérêt, assez vite, avec impatience et quelquefois contredit avec sévérité.

Ça me rappelle quelqu’un qui je vois régulièrement dans des miroirs le matin. Et en parlant de choses familières, il faut ajouter qu’en expliquant la concurrence entre la bourgeoisie pour avoir des connaissances exclusives, Proust dit quelque chose d’horriblement américain :

Mais comme les nouveaux décorés qui, dès qu’ils le sont, voudraient voir se fermer aussitôt le robinet des croix

C’est une plainte extrêmement commune chez moi, surtout en parlant des « nouveaux riches » (c’est une expression anglaise pour dire « des gens qui viennent de devenir riches »).

Dans ce cas, il s’agit d’une dame, Mme Bontemps, une connaissance des Swann, qui se trouve particulièrement en concurrence avec les Cottard :

Or ce projet qui allait paraître en effet plaisant, dans le sens ancien du mot, aux Cottard, avait le don d’exaspérer Mme Bontemps. Elle avait été récemment présentée par les Swann à la duchesse de Vendôme et avait trouvé cela aussi agréable que naturel. En tirer gloire auprès des Cottard, en le leur racontant, n’avait pas été la partie la moins savoureuse de son plaisir.

Honnêtement, je trouve ça fatigant. Je ne connais pas la duchesse de Vendôme, mais sûrement elle peut connaître plus qu’une personne à la fois ?

Puis notre attention se porte ailleurs. Swann se souvient qu’il s’inquiète toujours sur la question de l’infidélité d’Odette avec Forcheville — quelque chose qui ne nous occupe pas depuis 400 pages ! Il se dit qu’il ne s’en soucie plus, pourtant :

Il continuait à tâcher d’apprendre ce qui ne l’intéressait plus, parce que son moi ancien, parvenu à l’extrême décrépitude, agissait encore machinalement, selon des préoccupations abolies au point que Swann ne réussissait même plus à se représenter cette angoisse, si forte pourtant autrefois qu’il ne pouvait se figurer alors qu’il s’en délivrât jamais et que seule la mort de celle qu’il aimait (la mort qui, comme le montrera plus loin, dans ce livre, une cruelle contre-épreuve, ne diminue en rien les souffrances de la jalousie) lui semblait capable d’aplanir pour lui la route, entièrement barrée, de sa vie.

Est-ce une promesse ? Ou cette mort, arrivera-t-elle dans un autre tome ? Je demande pour un ami, hihihihi.

Nous lâchons enfin toutes ces petites jalousies pour la vie sociale du narrateur avec Gilberte. En aparté, nous apprenons que :

Le nom de Noël était du reste inconnu à Mme Swann et à Gilberte qui l’avaient remplacé par celui de Christmas

Désolé, quoi ? Il n’y a pas d’anglophones impliqués dans cette affaire. D’où vient cette bêtise, Marcel ? Peut-être qu’il parle de l’acteur Noël Roquevert. Mais je le doute.

Il suit une dizaine de pages ou le narrateur rend visite aux Swann sans intérêt. Puis, tout à coup, au moins en version anglaise, on lit un mot qu’il ne faut même pas avouer savoir en anglais ; pourtant, il apparaît à plusieurs dans ce dialogue. Je ne vous donne que le début :

— Allons, Charles, ne vous moquez pas. — Mais je ne me moque nullement. Enfin, elle s’adresse à un de ces noirs : « Bonjour, négro ! »

Si j’ai dit — et je n’ose ni taper ni même lier — le mot de la traduction pour « négro », je ne serais pas seulement viré, mais je risquerais de perdre mon appartement. Autant je suis choqué que cette traduction publiée pendant les années 1990 l’utilise, autant je dois vous dire que ça aborde le sujet dont j’ai le moins envie de parler.

Où j’ai fini, heureusement on a quitté ce dialogue pour passer à la grande estime que Gilberte porte à son papa, Swann. En quelque sorte, elle est au courant de Mlle Vinteuil, qui nous n’avons pas vu depuis le milieu de « Du côté de chez Swann », et elle ne l’aime pas du tout. Ça me convient — je n’ai rien de gentil à dire sur Mlle Vinteuil non plus !

Dimanche avec Bloch

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleur ». Cette fois, j’ai avancé de 25 pages.

Quand nous avons quitté le narrateur, il vient de recevoir une lettre de Gilberte pour l’inviter venir goûter chez elle. Je note que j’ai raté ça en cherchant ma place dans la VO, parce que la version en anglais le rend « tea », ce qui est vraiment « thé ». J’ajoute qu’il y a un chapitre dans le livre consacré aux différences en lisant les deux versions en même temps.

Il est compliqué, mais il semble que Bloch, un ami du narrateur que nous n’avons pas vu depuis presque 500 pages à travers les deux tomes, est — par hasard — responsable pour cette affaire :

Comme nous étions tous en train de causer, Bloch ayant raconté qu’il avait entendu dire que Mme Swann m’aimait beaucoup… Cottard, qu’elle avait pour médecin, ayant induit de ce qu’il avait entendu dire à Bloch qu’elle me connaissait beaucoup et m’appréciait, pensa que, quand il la verrait, dire que j’étais un charmant garçon avec lequel il était lié ne pourrait en rien être utile pour moi et serait flatteur pour lui, deux raisons qui le décidèrent à parler de moi à Odette dès qu’il en trouva l’occasion.

Ce jeu de téléphone farfelu a apparemment l’effet de convaincre Gilberte qu’elle éprouve des sentiments pour le narrateur qu’elle ne ressente vraiment pas. Le logique m’échappe.

Le narrateur semble souffrir de la maladie de pica :

Les nattes de Gilberte dans ces moments-là touchaient ma joue.… Mais n’espérant point obtenir un morceau vrai de ces nattes, si au moins j’avais pu en posséder la photographie, combien plus précieuse que celle de fleurettes dessinées par le Vinci ! 

Pourquoi est-ce qu’il veut des cheveux de Gilberte autrement ? Je trouve ça bizarre.

En aparté, le narrateur nous raconte, après une anecdote sur l’escalier chez les Swann :

Mais comme je n’avais aucun esprit d’observation, comme en général je ne savais ni le nom ni l’espèce des choses qui se trouvaient sous mes yeux

Permettez-moi d’hurler. Si j’ai une plainte sur ces livres, c’est exactement l’excès d’observation ! Est-ce sarcastique ?

À ce point, Proust n’a provoqué que des madeleines dans ma cuisine. Peut-être qu’il me faudra essayer autre chose :

où un gâteau architectural, aussi débonnaire et familier qu’il était imposant, semblait trôner là à tout hasard comme un jour quelconque, pour le cas où il aurait pris fantaisie à Gilberte de le découronner de ses créneaux en chocolat et d’abattre ses remparts aux pentes fauves et raides, cuites au four comme les bastions du palais de Darius.

On apprend qu’en fait, le docteur Cottard n’était pas responsable de son changement de fortune :

j’appris par Mme Swann que c’est tout ce que Gilberte lui avait raconté sur ma « nurse » qui leur avait donné à elle et à son mari de la sympathie pour moi.

Il s’avère que c’était l’estime de Gilberte pour Françoise qui a gagné le narrateur une place chez les Swann. S’il savait ça avant de le mettre sur la page, il aurait pu nous épargner des pages de spéculations inutiles. C’est souvent ma plainte.

Tout ce parler sur comment le narrateur a fait son entrée dans le cercle des Swann ne sert qu’en tant que prélude à sa vraie observation, que M. Swann est devenu un vrai arriviste :

ces personnes-là auraient pu s’étonner en constatant que l’ancien Swann avait cessé d’être non seulement discret quand il parlait de ses relations mais difficile quand il s’agissait de les choisir.

Et au cas où ce ne serait pas clair :

On a vu d’ailleurs autrefois que Swann avait le goût (dont il faisait maintenant une application seulement plus durable) d’échanger sa situation mondaine contre une autre qui dans certaines circonstances lui convenait mieux.

Et c’est ça le vrai but de tous ces contes des Swann, et de M. de Norpois, et pratiquement tout le monde qui n’est pas Françoise ou un villageois de Combray. Tout le monde dans Proust a un œil non seulement sur l’amélioration de son statut, mais d’apparaître éduqué, de ne fréquenter que les meilleures personnes, etc. Swann est presque comme un blogueur qui cherche à donner l’impression d’avoir des goûts raffinés en publiant un billet hebdomadaire sur le gratin de la littérature moderne française.

Naturellement, je parle d’une situation purement hypothétique dans ce dernier cas ; je ne connais personne comme ça.

Nous terminons cette fois avec une autre observation de Proust, que les Swann ne sont qu’un moyen pour ce commentaire social :

Mais pareille aux kaléidoscopes qui tournent de temps en temps, la société place successivement de façon différente des éléments qu’on avait cru immuables et compose une autre figure. 

Pour donner des exemples, Proust suggère qu’après l’affaire Dreyfus :

le kaléidoscope renversa une fois de plus ses petits losanges colorés. Tout ce qui était juif passa en bas, fût-ce la dame élégante, et des nationalistes obscurs montèrent prendre sa place.

Mais il pouvait imaginer également :

Qu’au lieu de l’affaire Dreyfus il fût survenu une guerre avec l’Allemagne, le tour du kaléidoscope se fût produit dans un autre sens. Les Juifs ayant, à l’étonnement général, montré qu’ils étaient patriotes, auraient gardé leur situation, et personne n’aurait plus voulu aller ni même avouer être jamais allé chez le prince autrichien. 

On voit donc que la Recherche n’est guère sur ses personnages ; ils ne sont que des exemples concrets de son vrai sujet, la bourgeoisie et leur compétition pour trouver des places d’influence. Proust n’avait que 3 ans de plus que moi à sa mort ; avec un peu plus de temps, je me demande s’il aurait reconnu que plus on vieille, moins on se soucie des avis des autres.

Madeleines à l'orange, trempés dans du chocolat

Dimanche avec le docteur Cottard

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois, je n’ai avancé que de 20 pages.

Il faut que commence ce numéro en offrant mes excuses les plus sincères à Mme Véronique Sanson. Pourquoi ? La dernière fois, nous sommes arrêtés au point où le narrateur a mentionné qu’il avait acheté une photo de la Berma, l’actrice qu’il avait vue au théâtre. Mais qu’est-ce qu’il fait avec cette photo ?

Ce visage, d’ailleurs, ne m’eût pas à lui seul semblé beau, mais il me donnait l’idée et, par conséquent, l’envie de l’embrasser à cause de tous les baisers qu’il avait dû supporter, et que, du fond de la « carte-album », il semblait appeler encore par ce regard coquettement tendre et ce sourire artificieusement ingénu.

Pour autant que je plaisante sur cette rencontre imaginaire, je n’ai jamais une fois pensé, dit ou écrit quelque chose d’aussi bête que ça avec mon exemplaire de « De l’autre côté de mon rêve », et maintenant que je sais que ça existe, je crains que ce soit ce qu’elle pense se passe chez Un Coup de Foudre. Et honnêtement, ce n’est pas le pire — le narrateur imagine qu’elle a les appétits d’un joueur de basket de la NBA, et qu’il y a tout une queue d’hommes devant sa porte après chaque représentation. Dites-donc, je connais mon Michel Berger, vous connaissez le mot « groupie » en français. C’était inconnu pour Proust, mais c’est de quoi il parle.

Mais ne vous inquiétez pas, une page plus tard, notre infidèle revient sur Gilberte Swann, de qui il est tombé amoureux dans le premier tome à cause de son amitié avec Bergotte. Même si de Norpois vient de lui dire à quel point Bergotte est nul, il pense toujours que :

Gilberte cependant ne revenait toujours pas aux Champs-Élysées. Et pourtant j’aurais eu besoin de la voir, je ne me rappelais même pas sa figure.

Alors, elle est plus qu’un outil ? C’est rassurant. Mais ça fait longtemps que les deux ne se revoient pas, jusqu’au moment où elle revient aux Champs-Élysées, et le narrateur lui dit « combien j’admirais son père et sa mère » et elle répond avec « Vous savez, ils ne vous gobent pas ! »

HAHAHAHAHAHA ! (J’en ai trop profité.)

Ça amène le narrateur à écrire une lettre à M. Swann, ce qui Gilberte livre pour lui, et elle lui dit le lendemain que sa réponse entière était « Tout cela ne signifie rien, cela ne fait que prouver combien j’ai raison. » Honnêtement, les deux n’ont guère parlé — mais peut-être que Swann se souvient du jeune pleurnicheur de Combray. J’imagine que oui.

Quelque peu plus tard, le narrateur tombe malade, et nous dit que :

notre médecin, malgré la désapprobation de ma grand’mère, qui me voyait déjà mourant alcoolique, m’avait conseillé, outre la caféine qui m’était prescrite pour m’aider à respirer, de prendre de la bière, du champagne ou du cognac quand je sentais venir une crise.

Dites-donc, qu’est-ce qui se fait passer pour un traitement médical en France ? Et pourquoi est-ce que j’ai les mauvais docteurs ? « J’ai besoin de mon Hennessy, c’est une ordonnance », j’ai envie de sortir ça chez Total Wines (mon fournisseur habituel pour les produits français alcoolisés).

Mais notre narrateur reste malade plus longtemps que prévu, et plutôt que son médecin habituel, ses parents font appel au docteur Cottard. Celui que tout le monde méprisait plus tôt. Son traitement :

Purgatifs violents et drastiques, lait pendant plusieurs jours, rien que du lait. Pas de viande, pas d’alcool.

Pas d’alcool est probablement la bonne idée. Mais du lait ? Charlatan ! Pire, il en fait des blagues pourries :

je veux bien que vous preniez quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait. Cela vous plaira, puisque l’Espagne est à la mode, ollé ! ollé !

OMD. Non, mais sérieusement.

Vu cette maladie, il ne vous surprendra pas que le narrateur ne va plus aux Champs-Élysées pour voir Gilberte. Il croit que ça doit être la fin de l’affaire. Mais un jour, il reçoit une lettre qui dit :

Mon cher ami, disait la lettre, j’ai appris que vous aviez été très souffrant et que vous ne veniez plus aux Champs-Élysées. Moi je n’y vais guère non plus parce qu’il y a énormément de malades. Mais mes amies viennent goûter tous les lundis et vendredis à la maison. Maman me charge de vous dire que vous nous feriez très grand plaisir en venant aussi dès que vous serez rétabli…

Maman a dit ça, mais pas le papa qui avait méprisé le jeune monsieur plus tôt ? Il faut demander ce qui arrive, mais cette question nous attendra la semaine prochaine, car je vais boire du lait pour soigner la congestion qui me reste. À la prochaine !

Dimanche avec la Berma

On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois je n’ai avancé que de 30 pages. Mais quelles pages — ça fait des mois où j’ai envie de voir le melon du petit prétentieux dégonfler, et il reçoit enfin la fessée qu’il mérite !

On revient d’abord sur le fait que Swann et Odette se sont mariés, ce que M. de Norpois avait trouvé impossible la dernière fois. (Quoi, il n’avait pas lu « Du côté de chez Swann » ?) Proust décrit la situation de façon curieuse :

Presque tout le monde s’étonna de ce mariage, et cela même est étonnant…elle connaissait à fond ces traits du caractère que le reste du monde ignore ou ridiculise et dont seule une maîtresse, une sœur, possèdent l’image ressemblante et aimée.

La connaissance que seulement une maîtresse ou une sœur posséderaient, mais pas une épouse ? C’est sans doute un choix exprès. J’imagine que c’est un commentaire sur le mariage en tant qu’institution. Mais l’on n’y entre pas seulement pour de mauvaises raisons, Marcel.

Mais comme souvent, dès que je gronde Proust pour être trop cynique, il me dit que je ne le suis pas assez :

on peut dire que si Swann épousa Odette, ce fut pour la présenter elle et Gilberte… à la duchesse de Guermantes.

Le mariage n’est que pour garantir que sa fille peut être arriviste ? Il me faut croire que Proust fait ça juste pour me faire applaudir quand nous apprenons que :

On verra comment cette seule ambition mondaine qu’il avait souhaitée pour sa femme et sa fille fut justement celle dont la réalisation se trouva lui être interdite, et par un veto si absolu que Swann mourut sans supposer que la duchesse pourrait jamais les connaître. On verra aussi qu’au contraire la duchesse de Guermantes se lia avec Odette et Gilberte après la mort de Swann.

Est-ce une promesse ? Il va tuer ce type après m’avoir infligé 500 pages de ses hésitations ? Aww, Marcel, beaucoup sera pardonné — si seulement vous tiendrez cette promesse !

Tout à coup, on revient dans la réalité immédiate, où le narrateur est toujours au même dîner avec son père et M. de Norpois. Il se passe que le mari de la duchesse, lui-même comte de Paris, avait vu Odette dans une gare et :

quand par hasard la conversation amenait son nom, à de certains signes, imperceptibles si l’on veut, mais qui ne trompent pas, le Prince semblait donner assez volontiers à entendre que son impression était en somme loin d’avoir été défavorable.

Vraiment ! Loin d’être défavorable ? Est-ce qu’il y a juste une personne dans ce milieu qui dit ce qu’elle pense ? De façon claire ? Je demande trop, c’est ça ?

En fait, M. de Norpois est sur le point de se racheter dans mes yeux, avec un avis fort qui blessera la petite ordure. Vous souvenez-vous des angoisses du premier tome sur son héros, un écrivain nommé Bergotte ? Le narrateur demande à de Norpois sur Bergotte, et entend :

Bergotte est ce que j’appelle un joueur de flûte… Jamais on ne trouve dans ses ouvrages sans muscles ce qu’on pourrait nommer la charpente… Toutes ces chinoiseries de forme, toutes ces subtilités de mandarin déliquescent me semblent bien vaines.

Oh, M. de Norpois, comme je vous aime. Cependant, le meilleur est à venir. Le narrateur exprime l’espoir que de Norpois parlera de lui à Mme Swann, afin de donner un meilleur avis de lui à Gilberte (la fille des Swann), mais entre ses avis insuffisamment positif de la Berma (l’actrice qu’il est allé voir au théâtre) et trop positif de Bergotte :

Et je compris que cette commission, il ne la ferait jamais, qu’il pourrait voir Mme Swann quotidiennement pendant des années, sans pour cela lui parler une seule fois de moi.

HAHAHAHAHAHA !

M. de Norpois part, et le père du narrateur lui montre une critique dans le journal où il a lu que la représentation dont il n’avait pas profité était « l’occasion d’un triomphe comme elle en a rarement connu de plus éclatant au cours de sa prestigieuse carrière ». Il ne sait rien !

Équipe de cette info, tout à coup le narrateur changé d’avis sur la Berma, au point où :

Françoise me fit arrêter, au coin de la rue Royale, devant un étalage en plein vent où elle choisit, pour ses propres étrennes, des photographies de Pie IX et de Raspail, et où, pour ma part, j’en achetai une de la Berma. Les innombrables admirations qu’excitait l’artiste donnaient quelque chose d’un peu pauvre à ce visage unique qu’elle avait pour y répondre,

Je patientais pour ce moment. Pendant tout le premier tome, à chaque fois où le narrateur pleurnichait, quelqu’un avait hâte de le gâter. À chaque fois où nous avions dû subir ses avis, personne ne l’a contredit. Maintenant, la vie le gifle directement dans le visage pour son attitude, et franchement, je suis là pour ça.

Madeleines à l'orange, trempés dans du chocolat

Dimanche avec l’oncle Sam

On reprend maintenant « À l’ombre de jeunes filles en fleur ». Cette fois, j’ai avancé de 24 pages. Et avez-vous remarqué quelque chose de nouveau ? Oui, de nouvelles madeleines — cette fois, à l’orange et au chocolat, une combinaison très populaire chez les britanniques en particulier. Je ne savais pas jusqu’à maintenant : ce chocolat britannique appartient de nos jours à Carambat. De toute façon

Pour vous rappeler, toute citation du texte vient de Wikisource.

La dernière fois, notre narrateur allait rencontrer un certain M. de Norpois, ancien ambassadeur français, qui allait peut-être l’aider avec sa carrière littéraire. Il est un personnage très différent de moi :

Comme les étrangers de passage qui lui étaient présentés, au temps où il représentait la France, étaient plus ou moins — jusqu’aux chanteurs connus — des personnes de marque et dont il savait alors qu’il pourrait dire plus tard, quand on prononcerait leur nom à Paris ou à Pétersbourg, qu’il se rappelait parfaitement la soirée qu’il avait passée avec eux à Munich ou à Sofia, il avait pris l’habitude de leur marquer par son affabilité la satisfaction qu’il avait de les connaître.

Je rencontre fréquemment des personnes dont leurs enfants étaient des copains de classe de La Fille, qui me disent bonjour, et je n’ai aucune idée de leurs noms où ce que l’on a fait ensemble.

Le narrateur croit que tout va très mal :

Mais les termes mêmes dont il se servait me montraient la Littérature comme trop différente de l’image que je m’en étais faite à Combray, et je compris que j’avais eu doublement raison de renoncer à elle.

6 tomes disent que ce n’est pas comment finit l’histoire. Mais on n’a qu’à attendre jusqu’à 2 pages plus tard, quand Norpois lui dit à qui il devrait parler pour plus de conseils :

après un instant d’hésitation pendant lequel il sembla calculer les conséquences de son acte, il me dit, en me tendant sa carte : « Allez donc le voir de ma part, il pourra vous donner d’utiles conseils »

Il s’avère que Norpois est peut-être moins malin qu’il se pense ; le père du narrateur lui parle d’investissements, et il recommande :

le 4% Russe. « Avec ces valeurs de tout premier ordre, dit M. de Norpois, si le revenu n’est pas très élevé, vous êtes du moins assuré de ne jamais voir fléchir le capital. »

Ce livre a été écrit après la Révolution russe en 1917 ; je ne suis pas sûr en quelle année nous sommes, mais ce conseil va échouer de façon spectaculaire. Puis la conversation tourne vers la Berma, l’actrice que le narrateur avait vue au théâtre la dernière fois, et Norpois se révèle sans jugement d’autre façon, disant :

Bien qu’elle ait fait de fréquentes et fructueuses tournées en Angleterre et en Amérique, la vulgarité je ne dirai pas de John Bull, ce qui serait injuste, au moins pour l’Angleterre de l’ère Victorienne, mais de l’oncle Sam n’a pas déteint sur elle.

Allez-vous-en, Norpois !

Je note que la traduction ne fait pas confiance aux connaissances du lecteur. Pendant le dîner qui suit, Norpois dit « Je serais curieux de juger votre Vatel maintenant sur un mets tout différent » — l’anglais remplace Vatel par chef. Quoi, comme si le lecteur n’a pas écrit « Je découvre l’Oise » et ne sait pas qu’il est réputé d’avoir inventé la crème Chantilly, et de s’être suicidé quand il n’y avait pas assez de poisson pour les invités ?

Il suit des pages sur les relations avec un certain roi Théodose, ainsi que l’empereur d’Allemagne, de qui Norpois râle :

D’abord, c’est un acte d’ingratitude. C’est plus qu’un crime, c’est une faute et d’une sottise que je qualifierai de pyramidale !

Voleur ! Ces mots appartiennent à Antoine de la Meurthe en parlant de l‘exécution du duc d’Enghien. Quelle coïncidence vu que nous venons de parler de Chantilly, le château dudit duc.

Norpois est presque certainement un commentaire par Proust sur son avis des compétences du gouvernement français avant la Première Guerre mondiale. Pauvre Proust — ne savait-il pas que les fonctionnaires du monde étaient, et restent, tous comme ça ?

Tout ça se relie enfin avec le dernier tome quand Norpois mentionne qu’il vient de dîner chez Mme Swann. Il dit de la maison :

Mon Dieu… c’est une maison où il me semble que vont surtout… des messieurs. Il y avait quelques hommes mariés, mais leurs femmes étaient souffrantes ce soir-là et n’étaient pas venues, répondit l’Ambassadeur avec une finesse voilée de bonhomie et en jetant autour de lui des regards dont la douceur et la discrétion faisaient mine de tempérer et exagéraient habilement la malice.

Il élabore sur son mauvais avis de madame :

Il y a eu, il est vrai, dans les années qui précédèrent le mariage, d’assez vilaines manœuvres de chantage de la part de la femme ; elle privait Swann de sa fille chaque fois qu’il lui refusait quelque chose.

Avec ça, Proust a appuyé sur mon bouton le plus sensible, et j’ai dû arrêter. Il me semble que nous sommes loin de finis avec ce conte sordide, et nous le reprendrons la semaine prochaine.

Dimanche avec M. de Norpois

On commence pour la première fois de ma vie un tome de Proust autre que « Du côté de chez Swann ». Cette semaine, c’est « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », ou comme dit ma version « Within a Budding Grove », un titre qui ne mentionne ni ombres ni filles. Peut-être que l’on dirait « Dans un bosquet en fleurs ». Mais où est donc passées nos madeleines ?

Deuxième tome de La Recherche en anglais, "Within A Budding Grove"

J’ai fait la boulette des boulettes en cuisine. Avec chaque nouveau tome, il y aura de nouvelles madeleines — au moins, c’était le plan. Quand j’ai fait le lot original, c’était un peu d’une urgence à cause d’un autre dessert raté pour un événement. Mais avec du recul, j’ai décidé que ce serait ma façon de fêter le changement de tomes. Mais mon moule est en métal et, euh… il ne faut pas tremper les madeleines dans du chocolat dans un tel moule. Elles colleront une fois le chocolat figera. Je suis si bête parfois. Pour ce qu’il vaut, elles sont autrement excellentes. Mais pas pour ce post. Je les referai et posterai la recette pendant la semaine à venir, mais ô, que je sois con.

Alors, le livre. On se lance dans les 30 premières pages de la première partie, dite « Autour de Mme Swann », ou en version anglaise « Mme Swann à la maison ». Avez-vous jamais vu le film Dark City, sorti en 1998 ? Là, des extra-terrestres ont capturé une cité d’êtres humains, et pour les comprendre, ils font des expériences où ils changent les souvenirs des humains à chaque fois où ces derniers dorment. Ils changent tout — leurs noms, leurs métiers, etc. Alors, bien que la distribution paraît être le même, un observateur remarquerait que tout change entre les personnages, tous les jours. L’intrigue se déroule autour de ce qui arrive quand les humains se rendent enfin compte.

Bienvenue donc dans Dark City, version Prix Goncourt. Dès la première page, on revient dans l’enfance du narrateur, avec ses parents, Swann, et leurs dîners — mais tout à coup, tout le monde se comportent de façon différente, même contradictoire par rapport aux faits comme nous les connaissons avant :

Ma mère, quand il fut question d’avoir pour la première fois M. de Norpois à dîner, ayant exprimé le regret que le Professeur Cottard fût en voyage et qu’elle-même eût entièrement cessé de fréquenter Swann… Swann, avec son ostentation, avec sa manière de crier sur les toits ses moindres relations, était un vulgaire esbroufeur.

Nous avions entendu parler qu’après son mariage, les parents avaient vu moins de Swann, pas cessés de le fréquenter. Et ce comportement de crier sur les toits est complètement hors ce que nous en avions entendu parler pendant 600 pages déjà. Et Cottard, qu’est-ce qu’il fait ici ? Il faisait partie de la bande aux Verdurin !

Il faut dire que Proust se contredit tout de suite, disant « certaines personnes se souvenant peut-être d’un Cottard bien médiocre et d’un Swann poussant jusqu’à la plus extrême délicatesse, en matière mondaine, la modestie et la discrétion ». Mais Proust s’efforce évidemment de nous faire douter. Ne vous inquiétez pas, c’est au tour de Cottard de subir des calomnies aux mains du narrateur :

Partout, sinon chez les Verdurin où il redevenait instinctivement lui-même, il se rendit froid, volontiers silencieux, péremptoire quand il fallait parler, n’oubliant pas de dire des choses désagréables.

C’est qui notre nouveau personnage, M. de Norpois ?

Il avait été ministre plénipotentiaire avant la guerre et ambassadeur au Seize Mai, et, malgré cela, au grand étonnement de beaucoup, chargé plusieurs fois, depuis, de représenter la France dans des missions extraordinaires… par des cabinets radicaux qu’un simple bourgeois réactionnaire se fût refusé à servir

C’est toujours Proust alors juste après cette note Talleyrandesque, il nous apprend que :

il s’était imbu de cet esprit négatif, routinier, conservateur, dit « esprit de gouvernement » et qui est, en effet, celui de tous les gouvernements et, en particulier, sous tous les gouvernements, l’esprit des chancelleries.

Proust décrit la relation entre ses parents de façon certaine de scandaliser les oreilles modernes. Je ne la reconnais certainement pas :

elle avait conscience de remplir celui de ses devoirs qui consistait à rendre la vie agréable à son époux, comme elle faisait quand elle veillait à ce que la cuisine fût soignée et le service silencieux.

M. de Norpois se révèle enfin utile au narrateur pour 2 raisons : 1) il convainc ses parents de lui laisser voir la Berma (une actrice fictive qui joue dans une œuvre de Racine), et 2), il dit à son père de laisser le narrateur poursuivre une carrière d’écrivain.

Il suit une douzaine de pages d’extases sur le fait d’aller au théâtre, malgré le fait que son médecin avait conseillé ses parents qu’il tomberait à nouveau malade s’il sortait. C’est fatigant sans que rien se passe vraiment, alors j’ai arrêté juste avant que le prochain dîner avec de Norpois n’arrive.

Plus ça change, comme on dit. On est dans un nouveau tome, mais c’est la même attitude chez le narrateur — chanter les louanges de ceux qu’il trouve utiles, et calomnier le reste. Je suis surpris qu’il survivra pendant 5 tomes de plus !

Assiette de madeleines faites maison par Justin Busch

Dimanche avec Gilberte

Cette semaine on dit au revoir à « Du côté de chez Swann ». J’ai lu les 60 dernières pages, ce qui comprend toute la partie intitulée « Noms de pays : Le nom ». Il n’y aura pas de « Dimanche avec Marcel » la semaine prochaine ; on recommencera en deux semaines avec « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ».

Dans cette partie, on revient vers la narration du personnage principal, la version fictive de Proust lui-même. Au début du livre, il nous avait dit que sa famille prenait parfois des vacances à Balbec, dans le Finistère. Maintenant, d’autres lieux le rejoignent :

Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.

J’ai chanté les louanges de Santa Maria del Fiore dans ces pages au passé, Florence étant le destin que je souhaitais pour moi-même pendant une décennie. Venise, en revanche, est la seule ville au monde entier où j’ai perdu la tête en pleurant à cause des prix. Même Paris n’a jamais eu cet effet sur moi.

Naturellement, Proust étant Proust, il suit une dizaine de pages d’extases sur le voyage qu’il va prendre vers les deux villes italiennes, qui se termine par :

on dut me mettre au lit avec une fièvre si tenace, que le docteur déclara qu’il fallait renoncer non seulement à me laisser partir maintenant à Florence et à Venise mais, même quand je serais entièrement rétabli, m’éviter, d’ici au moins un an, tout projet de voyage et toute cause d’agitation.

C’est-à-dire qu’il vient de nous faire perdre du temps encore une fois. Cette habitude de Walter Mitty von Münchausen n’est pas aussi drôle que Proust ne le pense.

Au lieu de ces voyages, Françoise — qui travaille désormais pour la famille du narrateur après la mort de la tante Léonie, Françoise la farceuse aux asperges — commence à amener le narrateur aux Champs-Élysées, où il voit parfois Gilberte Swann. Le narrateur la voit souvent de cette façon :

Seule, près de la pelouse, était assise une dame d’un certain âge… et pour faire la connaissance de laquelle j’aurais à cette époque sacrifié, si l’échange m’avait été permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte allait tous les jours la saluer ; elle demandait à Gilberte des nouvelles de « son amour de mère » ; et il me semblait que si je l’avais connue, j’aurais été pour Gilberte quelqu’un de tout autre, quelqu’un qui connaissait les relations de ses parents.

Après 500 pages juste pour apprendre qu’Odette n’est apparemment pas la mère de Gilberte, j’aimerais bien savoir de qui on parle ! (N’oubliez pas que l’intérêt de Gilberte pour notre héros est sa relation avec l’écrivain Bergotte. C’est ridicule.)

Mais notre narrateur se convainc que Gilberte devrait tomber amoureux de lui. Elle a d’autres idées :

Puis, elle ne m’avait encore jamais dit qu’elle m’aimait. Bien au contraire, elle avait souvent prétendu qu’elle avait des amis qu’elle me préférait, que j’étais un bon camarade…

On appelle ça le « friend zone », con ! Sortez ! Mais il va nous offrir plus de preuves qu’elle ne pense pas de lui ce qu’il pense d’elle :

Et il y eut un jour aussi où elle me dit : « Vous savez, vous pouvez m’appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom de baptême. C’est trop gênant. »

Un jour, juste avant Noël, Gilberte lui dit :

en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car j’irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m’appelle.

M. Je-saisis-pas-les-allusions se pense :

« Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer, et m’expliquera la raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher jusqu’ici… »

À mon pire, je n’ai jamais souffert de tels délires.

Une vingtaine de pages plus tard arrive le choc des chocs :

Vous savez qui c’est ? Mme Swann ! Cela ne vous dit rien ? Odette de Crécy ?

On m’avait dit que ce n’était pas le cas. Et pas juste Proust — ce critique anglophone avait écrit qu’elles n’étaient pas la même personne ! Mais j’ai aussi lu qu’il y avait plusieurs incohérences à travers les brouillons différents. Je ne sais plus.

Il y a dix pages de plus où Mme Swann se promène dans le Bois de Boulogne dans l’imagination du narrateur, alors que le monde passe des chevaux aux automobiles autour d’elle. Et je n’ai toujours aucune idée de ce qui est « Le Nom » ; les notes à la fin de la version anglaise indiquent que « Noms de pays » fait référence aux pensées du narrateur sur les noms de Venise et de Florence.

Avec ça, « Du côté de chez Swann » est terminé, et si c’était la fin d’Odette de Crécy et Charles Swann dans l’histoire, ça me conviendrait très bien. Je remarque avec l’aide de Politologue que la popularité du prénom « Odette » a explosé pendant la publication de la Recherche, puis a eu une chute libre après la SGM, au point où vous ne connaissez probablement pas d’Odette personnellement (à moins que ce soit votre grand-mère). Charles a retenu un plus grand succès, probablement dû au général. Mais il nous reste 5 tomes de plus, et personne ne disparaît jamais vraiment chez Proust. Sauf Mme Sazerat, la gagnante de ce tome, car on n’a jamais entendu un mot méchant sur elle !