Portrait de Molière par Nicolas Mignard

Langue d’Orwell

Il y a deux livres que je lis et relis souvent : Orthodoxy, l’autobiographie spirituelle de G.K. Chesterton, et 1984, le roman de George Orwell. Depuis longtemps, je suis extrêmement curieux de comment on rend sa langue fictive, « Newspeak », en français. J’ai enfin fait mes recherches, et il s’avère que la réponse est plutôt compliqué.

Je dois vous dire que je considère que nous parlons déjà la langue d’Orwell depuis des années chez moi. Je vous donnerai une belle preuve. Dans 1984, il y a un moment où il se passe à la télé que la ration de chocolat va se hausser jusqu’à 200 grammes la semaine. Mais Winston Smith, le personnage principal, se pense « Attendez, c’était 250 grammes la semaine dernière. » Vous avez bien compris le mensonge ? Bon, voici la véritable image de quelque chose que j’ai écrit il y a une décennie avec des nouvelles de ma banque :

En bas, il y a une citation de la banque qui dit :

Nos meilleurs bienfaits de protection. À jamais.

De grandes nouvelles : On est sur le point de faire de grands changements aux bienfaits de protection de ta carte de crédit.

À noter, ton Assurance contre bagages perdus sera bientôt annulé.

L’annulation de mon assurance était en fait le seul changement noté dans la lettre. Leurs « meilleurs bienfaits », mon œil ! Mais c’est un bon exemple de la Langue d’Orwell. C’était dans cet esprit d’enquête que j’ai récemment recherché comment sa langue inventée a été traduite en français.

Au fait, je vous rappelle qu’à mon avis, le vouvoiement n’existe pas en anglais, surtout aux mains des grandes entreprises. Le choix de « tu » dans ma traduction de la lettre est 100 % fait exprès. (Par contre, « you » est dérivé de « vous », car le Seigneur a un sens de l’humour bizarre.)

Il s’avère qu’il y a maintenant huit traductions en français, dont 4 sorties après l’expiration des droits d’auteur en 2021. Wikipédia a quelques tableaux pour comparer les mots « novlangue », comme dit la moitié des traductions. C’est donc ma source au lieu de tout acheter ; il y a quelques erreurs évidentes et on en parlera.

Il y a plusieurs choses à prendre en compte en traduisant un texte, que ce soit un roman ou un poème. Est-ce que l’on veut préserver le sens literal au maximum, ou transmettre les idées dans un style plus naturel à la nouvelle langue ? Y a-t-il un rythme qui doit être préservé ? Quelles sacrifices fera-t-on pour garder ce rythme ? Ma traduction préférée de la Divine Comédie de Dante en anglais, celle de John Ciardi, réussit à garder la « terza rima » (rime tierce) de l’original en abandonnant un de ses aspects. Dante a écrit ses rimes comme ça : ABA BCB CDC DED… Chez Ciardi, tout est AXA ; c’est-à-dire qu’il laisse tomber les rimes de chaque deuxième phrase avec la première et troisième phrase du vers qui suit.

Tous les huit traducteurs acceptent qu’ils vont jeter le caractère anglo-saxon des mots. « New » de « Newspeak » est d’origine allemande ; les choix offerts sont « Novlangue », « Nouvlangue », « Novlang », « Néoparler » et « Néoparle ». Du tout, je préfère « Novlang » car il garde le caractère tranché du sujet. Tout est court dans cette nouvelle façon de parler.

Le personnage en place de Lénine est dit « Big Brother » en anglais. Ça dit littéralement « Grand Frère », mais je crois que traduire le nom est une erreur dans le contexte du livre. Orwell n’a pas fait un effort pour expliquer comment la Novlang se traduit dans les autres langues de son roman fictif. Il me semble que l’idée le plus authentique serait un véritable impérialisme où les autres sont de plus en plus supprimées. Pour cette raison, je n’aime ni « Le Grand Frère » ni « Tonton », même s’ils capturent mieux le système français.

La pire chose que l’on peut faire dans ce monde est avoir les mauvaises pensées. Orwell appelait ça « crimethink » ; littéralement « crimepensée », comme a choisi Amélie Audiberti, la traductrice originale. Mais j’aime surtout le choix de Josée Kamoun, « Mentocrime ». Elle est la seul traductrice à ne pas utiliser « pensée », un mot que je crois serait supprimé à tout prix. Ça mène naturellement à un autre excellent choix — elle utilise « Mentopolice » pour la « Thought Police », littéralement la Police de la Pensée (comme dit toutes les autres traductions). Bien joué. Ça capture la forte tendance à réutiliser les choses au maximum. Mais j’avoue, ça m’a fait penser à autre chose :

Mentos, Photo par Jacek Halicki, CC BY-SA 4.0

Il n’y a que 4 ministres dans le gouvernement orwellien, ceux de la Paix, Amour, Vérité, et Plénitude. Il les a tranchés en « Minipax », « Miniluv », « Minitrue », et « Miniplenty ». En général, les traductions sont similaires, un choix avec lequel je suis d’accord — sauf pour une qui a fait un choix hyper-français, celle de Celia Izoard. Elle dit « Vérigouv », « Lovagouv », etc. Avec tous les sites web de nos jours, je les imagine suivis d’un « .fr ». C’est un effet déroutant.

Finalement, il y a les trois célèbres slogans. Tous sont traduits de façon identique — sauf par M. Kamoun et Philippe Jaworski. Et je crois qu’ils ont fait le bon choix. « Guerre est paix », « Liberté est servitude », « Ignorance est puissance ». Les articles sont supprimés, et à mon avis, c’est exactement ce qui ferait le gouvernement du roman. En ciblant une conversion de toutes les vieilles langues vers la Novlang, les donner un caractère identique me semble le bon choix.

Il y a quelques petites erreurs dans le tableau. Le Ministre de Plénitude n’était pas « Minipleinty » mais plutôt « Miniplenty ». Et le pays était « Oceania » en anglais, pas « Océania » avec un accent. « Ingsoc » n’était pas « Angsoc ». Pas grave, mais ce sont des erreurs typiquement françaises, et non pas les mots originaux.

Pour en conclure, il me semble que M. Kamoun a de loin mieux entendu la musique diabolique du roman. J’achèterai sa traduction, en reconnaissant qu’elle reste controversée. Sa version est loin de la tradition, mais je crois qu’elle a saisi le logique de cette façon de parler selon les idées qu’Orwell voulait communiquer.

Langue de Molière vous reverra la semaine prochaine pour parler de vos problèmes avec le gérondif anglais. Ce sont graves.

7 réflexions au sujet de « Langue d’Orwell »

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