Assiette de madeleines faites maison par Justin Busch

Dimanche avec Mme de Crécy

On reprend « Du côté de chez Swann ». Cette fois, j’ai avancé de 55 pages, car je devais savoir comment finissait un certain dîner.

Je continue de remarquer que la traduction part de plus en plus loin du français original. Où le texte de la phrase suivant en caractères gras apparaît :

Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas sa voiture était arrêtée par d’autres ou par des gens qui traversaient, odieux obstacles qu’il eût été heureux de renverser si le procès-verbal de l’agent ne l’eût retardé plus encore que le passage du  piéton.

en version anglaise, le traducteur décrit plutôt un policier qui manie maladroitement son cahier afin de noter une amende (le reste est fidèle aux limites des deux langues). Ce n’est rien en ce qui concerne les vrais personnages du livre, mais c’est pour me rassurer que je ne rate pas grand-chose que je dois suivre les deux textes en même temps.

Swann continue de se révéler un saligaud du premier rang en affaires du cœur :

il la retrouverait le lendemain chez les Verdurin : c’est-à-dire de prolonger pour l’instant et de renouveler un jour de plus la déception et la torture que lui apportait la vaine présence de cette femme qu’il approchait sans oser l’étreindre.

L’expression anglaise qui vient à mon esprit, c’est « leading on » ; amener quelqu’un nulle part sans cesse. Ce n’est pas une bonne chose du tout.

Mais cette nuit, Odette ne se trouve pas chez Prévost (un resto parisien, pour être clair), et Swann et son cocher Rémi cherchent tous les restos du quartier pour la retrouver. C’est ainsi que les deux se retrouvent dans la voiture de Swann, et si Proust est si elliptique qu’un naïf comme moi n’a pas compris le dénouement de l’affaire, même moi, je comprends la suite :

Mais il était si timide avec elle, qu’ayant fini par la posséder ce soir-là

Cependant, ce n’est pas juste une autre affaire pour Swann, jusqu’à maintenant un goujat sans pareil. Son comportement change :

On ne recevait plus jamais de lettre de lui où il demandât à connaître une femme. Il ne faisait plus attention à aucune, s’abstenait d’aller dans les endroits où on en rencontre.

Proust en tire une leçon extravagante :

Les êtres nous sont d’habitude si indifférents, que quand nous avons mis dans l’un d’eux de telles possibilités de souffrance et de joie, pour nous il nous semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait de notre vie comme une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous.

Mais ne vous inquiétez pas, Swann reste lui-même :

il se rendait compte que les qualités d’Odette ne justifiaient pas qu’il attachât tant de prix aux moments passés auprès d’elle.

Quelle pensée romantique ! Je suis très peu expérimenté à cet égard, mais il me semble impossible de garder une telle pensée dans la tête et rester fidèle en même temps.

Après des mois de ça (il me semble ; le temps est plutôt fluide chez Proust), elle se sent assez à l’aise autour de Swann pour lui dire ce qu’elle pense vraiment de sa maison. Ce n’est pas important en soi ; c’est plutôt que pour la première fois, Proust laisse tomber un nom qui explique ce que Mme de Crécy est vraiment :

« Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis usés », lui dit-elle, le respect humain de la bourgeoise l’emportant encore chez elle sur le dilettantisme de la cocotte.

Pour ceux qui sont encore plus naïfs que moi, la cocotte de laquelle Proust parle n’est pas un produit de chez Le Creuset.

Or, on commence à voir qu’il y a quelque chose de pire que de fréquenter une cocotte. (Tout à coup, je me demande ce que vous pensez tous de toutes les photos comme celles-ci sur ce blog, où je mets un saucisson dans une cocotte ; un vrai cochon, ce Justin.) Swann commence à penser que les Verdurin sont de chics types, car c’est chez eux où il a rencontré Odette. Le con ; ils sont les pires !

Comme tout ce qui environnait Odette et n’était en quelque sorte que le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait la société des Verdurin…« Décidément, sauf quelques rares exceptions, je n’irai plus jamais que dans ce milieu. C’est là que j’aurai de plus en plus mes habitudes et ma vie. »

Naturellement, c’est immédiatement après cette pensée que Proust commence à parler d’un certain Comte de Forcheville qui « précipita la disgrâce de Swann » pendant son premier dîner chez les Verdurin. Je n’ai pas envie de citer la quinzaine de pages qui suivent, parce que les jeux de mots sont franchement au-delà de mes compétences en français ; pourtant, je les ai trouvés également énigmatiques en anglais. L’important, c’est que ce Forcheville trouve qu’il aimerait avoir l’attention de Mme de Crécy, et en service à ce but, il provoque Swann à commettre le péché mortel chez les Verdurin — dire du bien de personnes qu’ils ne trouvent pas dignes de leurs dîners.

Franchement, après tout ce que l’on a entendu du caractère de Swann, c’est difficile de compatir trop avec lui. Mais c’est le génie de Proust : encore et encore, il nous fait penser du mal de quelqu’un, puis nous fait regretter son sort parce que ce qui lui arrive est quand même injuste par rapport à ce qu’il mérite.

19 réflexions au sujet de « Dimanche avec Mme de Crécy »

    1. Avatar de C'est en lisant...C'est en lisant...

      De ce fait c’est lutter contre l’obscurantisme que d’encourager Justin dans sa lecture d’une oeuvre qui est souvent si soporifique avec ses personnages tellement médisants, totalement stupides dans leur volonté de classe sociale et finalement vraiment superficiels… Sinon certains contemporains vont faire du roman Farhenheit 451 une réalité ! Bravo Justin !

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      1. Avatar de C'est en lisant...C'est en lisant...

        Courage ! Mais on ne t’en voudra pas si tu t’arrêtes à la fin du tome 1! Lire un peu de Proust est toujours utile pour améliorer son style en vocabulaire, grammaire et syntaxe… Se dégoûter de la lecture n’est pas le but recherché ! Dans mes placards il y a plusieurs bouquins que j’ai achetés pour me donner bonne conscience et que je n’ai pas lus après quelques lignes ou pages !

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  1. Avatar de BillieIlékéleur

    J’avais lu Madame Bovary de Flaubert pour le bac et il avait écrit une lettre à un ami à lui sur ses brouillon dans laquelle il disait: « Ohlala, je viens de relire ce que j’ai écrit et ça me met la larme à l’oeil! ».

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    1. Avatar de AnagrysAnagrys

      Je l’avais lu pour le bac aussi — pas dans le cadre du programme scolaire mais dans le cadre des tentatives de mes sœurs pour me donner un vernis de culture littéraire au-delà de la fantasy que je dévorais goulûment à l’époque. J’en garde le souvenir d’un profond ennui…

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  2. Avatar de vanadze17vanadze17

    Proust avait sa façon très particulière d’abolir le temps qui passe, et de le mélanger au présent, de façon à nous faire perdre la tête.
    Je ne pense pas le relire un jour, mais déguster une madeleine, oui !!!
    Bon dimanche Justin

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  3. Avatar de BillieIlékéleur

    Justin, souvent quand je lis les commentaires sous vos billets de À côté de chez Swann (je viens de me relire et de voir la faute, moi-même je suis épuisée par cette lecture) ça parle de madeleine. Il faut rétablir la vérité: c’était une biscotte. Plus ça va et plus je trouve ça cohérent avec le livre.

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    1. Avatar de Justin BuschJustin Busch Auteur de l’article

      Franchement, la biscotte est plus logique, mais j’ai quelque chose d’amusant planifié qui concerne les madeleines.

      Il me semble que je devrais ajouter qu’après le premier billet de cette série, où j’ai mis une photo de madeleines directement dans le billet, je continue de l’utiliser comme photo de couverture, sans que la photo n’apparaisse dans le texte. Je ne sais pas si vos logiciels rendent compte des photos utilisées de cette façon. Mais ce sera un détail important plus tard.

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      1. Avatar de BillieIlékéleur

        Hahaha j’adore, je ne savais pas pour la photo! En vrai l’expression « madeleine de Proust » est souvent utilisée en français. On associe à Proust la madeleine, et en même temps dire « ça c’est ma biscotte de Proust » ça sonne moins bien.

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