On reprend maintenant « À l’ombre des jeunes filles en fleur ». Je note qu’avec ce numéro, je passe enfin de ce qui était considéré la « première » partie à la deuxième dans la version originale publiée par Gallimard (qui a aussi un manuscrit de ma part ; Marcel et moi ont des choses en commun). Cependant, rien ne l’indique dans la traduction anglaise. Cette fois, j’ai avancé de 28 pages.
À noter, hier La Fille a évoqué ce projet à mes parents, qui m’ont demandé pourquoi je continue. Rien que pour vous faire plaisir, les amis. Et ne pas laisser mon frère gagner non plus.
Littéralement la première phrase de cette partie est une ode à l’hypocrisie bourgeoise :
Cependant Mme Bontemps, qui avait dit cent fois qu’elle ne voulait pas aller chez les Verdurin, ravie d’être invitée aux mercredis, était en train de calculer comment elle pourrait s’y rendre le plus de fois possible.
Ne vous inquiétez pas, toutes les prétentieuses veulent jouer à « Qui est la plus superficielle ? » :
[Mme Cottard] : Je n’ai pas besoin de vous demander la marque de fabrique, je sais que vous faites tout venir de chez Rebattet.
— Mais ceci est tout simplement fait ici. Vraiment non ?…
Elle me répond : « Lohengrin ? Ah ! oui, la dernière revue des Folies-Bergères [sic], il paraît que c’est tordant. »
Lohengrin, le célèbre opéra de Wagner, d’où nous avons la marche nuptiale la plus connue au monde, aux Folies-Bergère ? Nan, mais sérieusement ? Ça vient d’un personnage jamais mentionné avant, et je crois sans importance au récit, mais vraiment, Proust a dû lâcher cette pépite pour les réactions.
Au cas où vous n’avez pas compris l’époque, on laisse tomber que :
À propos de vue, vous a-t-on dit que l’hôtel particulier que vient d’acheter Mme Verdurin sera éclairé à l’électricité ?… Il y a la belle-sœur d’une de mes amies qui a le téléphone posé chez elle ! Elle peut faire une commande à un fournisseur sans sortir de son appartement !
Mais non ! Allez, Marcel, rejoignez-nous en Californie du Sud, où l’électricité est une luxe plus chère qu’au Paris de votre époque ! Quant au téléphone, quand Pizza Hut venait de sortir une appli pour iPhone — je veux dire peut-être en 2007 ? — un humoriste d’Internet a dit, « Finalement, on pourra utiliser un téléphone pour commander une pizza. » J’aurais tué pour avoir pensé à ça moi-même.
Mais n’oubliez pas que tout ça est dans le contexte de la visite du narrateur chez les Swann précisément pour ne pas voir Gilberte. Il suit des pages de réflexions à ses jeux d’esprit dignes d’un troupeau de collégiennes de 11 ans, suivies de la reconnaissance du fait que non, Gilberte ne va pas le supplier sans cesse :
Les jours qui suivirent, je pleurai beaucoup… quand j’avais renoncé à Gilberte, j’avais gardé cet espoir d’une lettre d’elle pour la nouvelle année. Et le voyant épuisé avant que j’eusse eu le temps de me précautionner d’un autre, je souffrais comme un malade qui a vidé sa fiole de morphine sans en avoir sous la main une seconde.
Il s’intéressait à elle uniquement pour sa relation avec Bergotte, et finissait par s’attendre à ce qu’elle lui demande pardon, à genoux ? Quel amour-propre ! Puis, après toutes ces angoisses :
Chaque fois que j’appris ainsi que Cottard, ma mère elle-même, et jusqu’à M. de Norpois avaient, par de maladroites paroles, rendu inutile tout le sacrifice que je venais d’accomplir, gâché tout le résultat de ma réserve en me donnant faussement l’air d’en être sorti, j’avais un double ennui.
Il se passe que toutes ces personnes sont coupables de dire à Gilberte qu’il était malade, mais vient de guérir, quand il voulait qu’elle croie que tout était à cause de colère.
Vous ne saurez jamais à quel point ce type me rappelle mon frère : « J’insiste que vous soyez fâchée avec moi pour mes raisons, pas les vôtres !» Si ce n’est pas une citation, c’est seulement car il ne parle pas français.
Le narrateur pense à nouveau à sa lettre :
Il me semblait alors que dans quelques années, après que nous nous serions oubliés l’un l’autre, quand je pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu’en ce moment j’étais en train de lui écrire n’avait été nullement sincère, elle me répondrait : « Comment, vous, vous m’aimiez ? Si vous saviez comme je l’attendais, cette lettre, comme j’espérais un rendez-vous, comme elle me fit pleurer ! »
Je vous ai dit : « N’envoyez jamais une telle lettre. »
Il suit des pages de réflexions sur ses visites à Mme Swann, concentrées sur son aspect et l’avis du narrateur sur sa beauté au point où je me suis demandé : « Vous êtes amoureux de la fille ou la mère, vous ? » Mais j’ai terminé exactement où il décide que :
je venais de me résoudre à aller surprendre Gilberte avant son dîner.
Oh, ça va bien aller, j’en suis certain !


