On reprend Du côté de chez Swann. Cette fois, j’ai avancé de 40 pages, et atteint la fin de la partie dit « Un amour de Swann ». Il nous reste 60 pages pour terminer ce pavé, étant la entièreté de « Nom de pays : Le nom », un titre bien mystérieux. Je ferai mon tout pour que la semaine prochaine soit la fin de Swann (est-ce que ça rime à vos oreilles comme aux miennes ?) Mais ne vous inquiétez pas, les amoureux de travaux douloureux, il nous reste 5 tomes de suite !
On plonge tout de suite dans un jeu digne des années collégiennes — n’oubliez pas que ce sont censés être des adultes :
Odette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait : « Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en Égypte », et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait : « Je vais aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville. »… Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse de Forcheville, le lui demander à elle-même.
Puis on lui envoie une lettre anonyme pour lui dire :
…qu’Odette avait été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe.
Comme je vous ai dit il y a des semaines, tout le monde sauf Swann, même moi, savait déjà qu’Odette était une cocotte et non pas du Creuset ! Mais ne vous inquiétez pas, notre Swann ne se permet pas à croire aux preuves des yeux :
Quant au fond même de la lettre, il ne s’en inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contre Odette n’avait l’ombre de vraisemblance.
Comme il me rappelle moi-même !
Il parle à Odette des contenus de la lettre, sans divulguer leur source, et elle lui rassure que ce sont tous des mensonges. Mais pour cette acte d’omission, Proust nous dit :
En somme il mentait autant qu’Odette parce que, plus malheureux qu’elle, il n’était pas moins égoïste.
L’obsession de Swann ne le permet pas d’arrêter. Il l’affronte afin de demander :
Tu te souviens de l’idée que j’avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin ? Dis-moi si c’était vrai, avec elle ou avec une autre.
Elle est offensée, mais ne le nie plus, ce qui amène Swann à penser quelque chose d’imbecile :
Il voulait que la chose affreuse qu’elle lui avait dit avoir faite « deux ou trois fois » ne pût pas se renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette.
C’est pratiquement la demande de mariage, ce dernier. Mais Swann étant un véritable Sherlock Holmes, il doit continuer son enquête parmi des gens de réputation sans faute :
Quelquefois il allait dans des maisons de rendez-vous, espérant apprendre quelque chose d’elle, sans oser la nommer cependant. « J’ai une petite qui va vous plaire », disait l’entremetteuse. Et il restait une heure à causer tristement avec quelque pauvre fille étonnée qu’il ne fît rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour : « Ce que je voudrais, c’est trouver un ami, alors il pourrait être sûr, je n’irais plus jamais avec personne. »
Combien de mots y a-t-il en français pour les bordels ? On a vu « maison de passe » et « maison de rendez-vous » juste pendant les 100 dernières pages, et je connaissais déjà « maison close ». Je crains à même dire le mot « maison », de peur que l’on en tire la mauvaise idée !
Il ne reste que de trouver un dernier label de qualité venant d’une autre personne de confiance. Ça nous arrive sous la forme de Mme Cottard, amie des Verdurin, qui rencontre Swann dans la rue et lui dit :
« Quand Odette est quelque part, elle ne peut jamais rester bien longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n’est pas en mal. Comment ! vous en doutez ? » dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann…Mais elle vous adore !
On peut certainement faire confiance aux amis des Verdurin !
Pourtant, il s’avère que Proust nous amenait le long du mauvais chemin tout ce temps. Juste après cette conversation, Swann se pense :
Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s’accrocher à lui, de le retenir. Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester amoureux.
Et après un rêve bizarre où Odette le quitte pour Napoléon III, sauf que c’est vraiment Forcheville, il décide de la quitter définitivement, avec les mots qui terminent « Un amour de Swann » :
« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »
Je n’ai jamais connu un si fort désir de gifler Proust et Swann également qu’en lisant ces mots. On a passé la première partie du livre en entendant encore et encore qu’il avait épousé une femme de mauvaise réputation. Puis on a passé la grande majorité du livre avec l’histoire qui semblait être celle de cette femme. Et maintenant il s’avère que ce sera probablement toute autre personne ! (Il faut se souvenir que pour Proust, « définitivement » veut dire « jusqu’à 10 pages plus tard ».)
Pas cool, Marcel. Pas cool du tout.
