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Chambre chinoise

Étant linguiste, les choses qui m’empêchent de dormir la nuit — au-delà de la douleur sans cesse dans ma colonne vertébrale — sont plutôt bizarres par rapport à celles des êtres humains. Et depuis le début du blog, ma plus grande peur, c’est d’être une chambre chinoise.

Tout le monde sauf Bernard pense « Justin, vous avez vraiment perdu la tête en ce moment ». Oui, absolument, mais pas pour cette raison. J’explique.

La chambre chinoise est une idée qui vient du philosophe américain John Searle. C’est un argument très bien connu dans la philosophie de l’esprit et du langage. Bref, M. Searle a proposé une expérience de pensée comme ça :

Imaginez qu’il y a un homme enfermé dans une chambre. À l’extérieur, il y a une autre personne qui parle couramment le chinois. Les deux peuvent communiquer seulement en passant des bouts de papier par une ouverture dans un mur, plutôt comme on reçoit le courrier. Mais en fait, l’homme dans la chambre ne parle pas un mot de chinois. Les murs sont recouverts de papier peint qui lui explique en anglais, « Tu vois ce symbole, tu réponds avec cet autre symbole ». Il y en a assez pour répondre à n’importe quelle question de la personne à l’extérieur.

Photo de calligraphie chinoise
Calligraphie chinoise par Wang Xianzhi, Domaine public

Il faut que j’ajoute que « chambre chinoise » est la traduction que j’ai trouvée sur Wikipédia en français. Dans mes notes pour ce mois, on trouve plutôt « pièce », avec un mot pour me rappeler : « Le type n’y dort pas, connard ! » Disons que la dernière fois où j’ai dit chambre pour pièce m’a traumatisé ([Ne croyez pas la « drama queen », les amis — M. Descarottes]). Mais revenons à compter nos moutons.

Selon M. Searle, on peut donc dire que du côté de la personne à l’extérieur, son interlocuteur est sinophone. Mais selon nous, qui savent la vérité, est-ce que l’homme à l’intérieur parle chinois ? La réponse de M. Searle est « absolument pas ».

Vous pouvez tout à coup voir comment cette situation s’applique quand on se lance dans un projet où on compte sur Google Traduction pour l’aider, ou cherche des recettes pour suivre au pied de la lettre ! Je ne vérifie plus mes articles avec Google sauf une phrase ici et là pour l’usage de à et de, et ça, rarement. ([C’est vrai, les amis. Google ne ferait jamais autant d’autres erreurs. — M. Descarottes]) Cependant, la peur de ressembler à un copier-coller géant de Wikipédia, des sites de tourisme, et de Marmiton, ça reste réel.

Ai-je réussi à l’éviter ? Une mesure facile, à ne pas dire suffisante, de la complexité d’un texte est sa longueur, et ça a bien haussé au fil des années :

Table qui montre une hausse de 215 à 760 mots par jour

Je considère ma limite d’être 800 mots quotidiennement, la longueur d’un billet d’opinion dans un journal américain. Bien sûr, il y a des différences entre les langues qui rendent ce cible un peu épineux. On dit en anglais « the cathedral’s windows » et en français « les vitraux de la cathédrale » — la perte de certaines économies ne signifie pas plus de complexité. Mais je considère que la tendance ici montre une amélioration du niveau.

Et oui, à mon avis, une moyenne de 700 serait mieux. Je fais des efforts ([Genre Les Habits neufs de l’empereur — M. Descarottes]) pour limiter la croissance.

Mais c’est pour lutter cette tendance que j’essaie depuis longtemps d’inclure des pépites hyper-personnelles au fil du Tour. Personne ici ne se souvient de notre visite en Charente, mais je vous ai raconté sa connexion avec les X-Files. Dans les Landes, on a parlé de Greg Lemond et Supercopter. Dans le Tarn, on a parlé de l’admiration de ma grand-mère pour l’artiste Toulouse-Lautrec. Peut-être qu’il y a eu des fois où c’était trop obscur, mais j’espère qu’à chaque fois, les anecdotes personnelles ont servi un but plus utile que d’allonger les articles. Si vous en avez profité, peut-être que je ne suis pas une chambre chinoise après tout.

Je m’attendais à quoi exactement ?

Le Tour m’a apporté tout genre de connaissances que je n’aurais jamais imaginées tout seul. Le Festival des Menteurs dans le Lot-et-Garonne, la Fête des Lumières dans le Rhône, même que le Château d’If, la seule prison qui me faisait autant peur qu’Alcatraz, existait vraiment dans les Bouches-de-Rhône. Cependant, il y a une question dont je n’ai jamais réussi à trouver la réponse pendant le Tour, notre gros-titre du jour : je m’attendais à quoi exactement ?

J’ai raconté assez souvent les racines québécoises du blog, que tout ça est parti d’un problème technique de vouloir participer au groupe de fans de Laurence Manning. (Ne cliquez pas le lien à moins que vous vouliez vous faire piquer les yeux.) Mais ça ne suffit pas pour expliquer des centaines d’heures de recherches. Et oui, je me sentais comme si j’avais raté une opportunité importante en ne pas ayant appris la langue au lycée. Mais je serais menteur si je disais que je connaissais tous les trésors le long du chemin. C’est évidemment faux.

Alors, qu’est-ce que je cherchais ? La meilleure réponse, peut-être la seule, que j’ai trouvée à ce point, ne se trouve pas dans un bâtiment, ni dans une œuvre d’art, ni sur une assiette, même pas dans un café de Pierre Hermé.

C’est vous tous.

J’avais un certain plan pour apprendre la langue, mais au-delà de Duolingo, il s’agissait largement de lire autant que possible, de hausser mon niveau en inhalant tout le texte que je pouvais trouver. Mais je n’avais pas la moindre idée de ce qui était le but, et l’idée d’écrire le Tour ne m’est pas venue dans l’esprit, jusqu’au moment d’un malentendu.

Je dis souvent que mon 2020 était meilleur que le vôtre, et si c’était le cas, c’était certainement à cause de l’accueil que j’ai reçu d’autant d’inconnus. Sans une relation ou un boulot pour me motiver, la seule raison de continuer à un rythme de folie — parfois 7 heures la nuit au lieu de dormir ! — c’était pour en savoir plus sur le genre de peuple qui avaient tellement hâte de m’ouvrir leurs portes, même si seulement en ligne. Peut-être que je croyais qu’il devait y avoir un secret quelque part, mais s’il y en a un, je ne le connais toujours pas.

Pourtant, il ne m’est plus important. Le reste de cette semaine est consacré à d’autres pensées sur mes plans. Les deux semaines suivantes sont plutôt sur ce que j’ai appris pendant le Tour. Et la leçon la plus importante, c’est sans doute que la blague suivante est fausse. Ça dit « Raisons pour aimer la France », et la légende indique que les trois couleurs représentent la cuisine, les gens, et le vin. Il ne me fallait pas trouver le bâtiment magique ou le bon nougat afin de savoir ce que j’estime le plus en France.

Source

(Mais ne vous trompez pas, le nougat a sa place !)

Je rêvais d’un autre monde

On continue la Grande Fête du Tour avec des pensées sur les avenirs ratés.

Peut-être que vous connaissez la théorie des mondes multiples. C’est l’idée due à la mécanique quantique qui suggère que l’univers se divise sans limites à chaque fois où on observe les actions quantiques. Par exemple, si vous connaissez l’exemple du chat de Schrödinger, on dit que le chat est en même temps vivant et mort jusqu’à ce que l’on ouvre la boîte. Mais selon la théorie des mondes multiples, en fait il y a désormais deux mondes, presqu’identiques, un où le chat reste encore vivant, et l’autre où on se lance dans les funérailles.

Le chat de Schrödinger dans des mondes multiples. Dessin de Christian Schirm, Domaine public

En philosophie de langue, il y a une idée très liée à cette théorie, le réalisme modal, selon laquelle :

[T]ous les mondes possibles sont des mondes existants et il y a ainsi une infinité de mondes alternatifs. Notre monde, ce monde-là, n’est que l’un parmi une infinité d’autres.

Réalisme modal, Wikipédia

Je ne sais pas à quel point je crois en ces idées. Je ne suis pas assez fort en physique pour comprendre d’où vient toute l’énergie pour copier tous ces mondes sans cesse, ou pourquoi ce n’est pas un problème. Et le réalisme modal est une solution pour un problème que je ne suis pas sûr existe vraiment — que nous ne pouvons pas imaginer d’autres états d’affaires sans qu’ils n’existent. Je comprends bien les maths derrière ce dernier, c’est extrêmement malin, mais est-ce réel ?

J’espère que oui.

Je pense souvent aux autres mondes, les avenirs qui auraient pu avoir lieu, mais pour autant que je sache, ne sont jamais arrivés. Au moins, pas dans notre réalité. Cependant, il y avait au moins deux autres futurs auxquels je pensais sérieusement. Pour des raisons différents, ils n’arriveront pas, et dans l’un des deux cas, je l’assume. L’autre… je ne regrette pas qu’il n’arrivera jamais, mais bien compris, je l’aurais aimé.

Je suis allé en Italie 2 fois, en 2005 et en 2008. Pour autant que j’aime la France, il y a une ville en Italie que j’aime autant que n’importe où en France, Florence. Malheureusement, je ne peux rien partager de mes visites là — en 2010, j’ai tout abandonné de ma vie d’avant, pour les mêmes raisons que Hernán Cortés a brûlé ses navires une fois arrivé au Mexique — soit on avance, soit on meurt, mais pas de retour. (Je garde néanmoins deux souvenirs de mes voyages avec cette personne, des cadeaux pour ma grand-mère, et vous en ai montré un.) À mon avis, Florence est le site du plus grand patrimoine de l’humanité : la cathédrale Santa Maria del Fiore, la galerie des Offices, et la Galleria dell’Accademia (parmi une centaine). Mon premier voyage en France m’a certainement ouvert les yeux, et la visite à Bayeux aussi, mais même après avoir fini le Tour, mon avis n’a pas changé.

Santa Maria del Fiore, Photo par Teo Pollastrini, CC BY-SA 4.0

Alors, ce dont je rêvais le plus entre 2010 et 2020, c’était de déménager à Florence et devenir bénévole à la cathédrale. Je n’ai jamais appris l’italien, car il me semblait que c’était un rêve peu probable, et en plus, je l’ai vu comme une punition — une pénitence où je vivrais comme un moine sans prendre les vœux, mais au moins je ferais quelque chose d’utile. Pourtant, c’est l’idée que j’aurais aimée.

Plus jeune, je rêvais de l’Angleterre. J’adore leur accent beaucoup plus que n’importe quel accent de chez moi (la plupart d’Américains vous dira la même chose — on est fous des britanniques, mais surtout les anglais). J’aime leur nourriture presqu’autant que le français, et je suis complètement sérieux, peu importe la réputation.

Mais j’ai appris quelque chose pendant ces 4 dernières années. Je suis honnête avec vous quand je suis vraiment mécontent de telle ou telle chose en France — les xénophobes, l’anglais partout, etc. Je me sentais au début comme si je devais cacher ces observations, mais vous savez tous que ça vient d’un ami. Chez les britanniques, je regrette de vous dire, ils ne partagent pas nos sentiments à l’envers. Je suis allé dans le Royaume-Uni 4 fois de la vie, et je l’ai aimé à chaque fois, mais le venin que je vois de chez eux en ligne, ça fait mal au cœur. Je me sens fortement que je peux aller n’importe où en France et recevoir un accueil chaleureux. J’ai partagé un petit peu de ce qu’ils disent avec vous, mais je sais maintenant que je n’aimerais être que touriste là. « Yankee go home » tombe plus mal dans les oreilles quand ça vient d’un autre anglophone.

Il y a un autre avenir que j’aurais aimé connaître, où je n’aurais jamais appris le français — mais je l’échangerais pour l’actualité sans hésitation, car c’est mon plus grand regret. En 1998, j’ai rejeté une offre d’aller à l’Université du Michigan pour un doctorat en linguistique, car j’aurais perdu ma copine, plus tard la mère de La Fille ainsi que mon ex. Tout le malheur de ma vie part de cette décision, et je n’ai jamais eu mon doctorat. D’autre part, La Fille n’existerait pas non plus, et je me sens énormément coupable quand je me permets cette pensée. Mais j’espère qu’en quelque sorte, il y a un autre monde où je connais cette vie, et que c’est ce que je voulais, car le prix de vous connaître sur ce chemin, c’était en effet très cher.

Lettre à une amie

Aujourd’hui, on commence la première semaine de la Grande Fête du Tour, un mois entier consacré au plus grand projet de ma vie — un tour virtuel de toute la France. J’ai organisé notre novembre en quatre semaines, chacune avec son propre thème. Cette première semaine est consacrée à mon plan original — cependant, pour détourner une citation d’un Voisin bien connu, « Aucune écriture ne peut se planifier avec certitude au-delà de la première confrontation avec le sujet. » (Le lien l’attribut au mauvais von Moltke.) Voici l’histoire de la planification du blog, mais surtout le Tour.

Poste aérienne, Dessiné par Paul-Albert Laurens, Domaine public

J’avais un plan très particulier au début. On peut lire mes premières catégories dans le tout premier post, ainsi que mes « règles » de moins en moins respectées :

Mais ce que je n’ai pas dit là, c’était que comme tout écrivain, j’avais pensé à qui serait mon public. Après tout, on écrit pour être lu (sauf le mec qui a écrit le manuscrit de Voynich), et là, j’imaginais qu’un type qui ne savait dire que « n’est-ce pas » et « lèse-majesté » au début de la même année allait devenir écrivain ?

Pas si vite, Kowalski, comme dit la chute de la blague du 5/6/23. (Si vous n’avez jamais lu cette page, vous ratez l’un des atouts du blog — et de plus en plus, une star de Google. Mais il vaut mieux les écouter sur Spotify. 😉) Cependant, j’avais — j’ai toujours — le meilleur atout que je puisse imaginer pour le blog. Avec mes catégories pour me guider, le blog serait une sorte de longue lettre écrit à exactement une personne — mon amie F.

Si vous cliquez ce lien-là, vous pouvez lire la plupart des louanges que j’ai à offrir à son égard. Mais dans ce cas, ce à quoi je pensais, c’était nos conversations à l’époque. En anglais, les parents ont pas mal de blagues sur leurs ados quand ils découvrent des choses bien connues, genre « OMD, j’écoutais la radio et j’ai entendu ce groupe tout inconnu pour la première fois — Led Zeppelin. As-tu en entendu parler ? » (En France, les ados le font à l’envers — c’est qui, Brian ?) Je suis bien au courant que c’était absolument le moi de 2020, mais je n’hésitais jamais quand même de l’envoyer de telles pépites. Alors, dans la tête, je me suis dit, « Vous allez lui écrire 2-300 mots tous les jours sur l’un de vos sujets. » Pour sa part, elle est L’abonnée originale, et les jours où elle laisse un commentaire ici ou une mention j’aime sur Instagram restent les meilleurs.

Bien sûr, le blog est maintenant une conversation avec des centaines de personnes. Peut-être que vous avez remarqué que je laisse des pépites pour faire plaisir à tel ou tel lecteur régulier. Par exemple, chaque fois où j’appelle Ralphs mon « pas super-marché » est un clin d’œil pour Agathe et le rhum Clément était sur notre chemin martiniquais pour Marie-Luce. Mais il n’y avait qu’une personne pour qui je gardais un fichier dit « Expressions pour faire rire F ». (Début 2023, j’ai arrêté de le mettre à jour, pas par manque d’intérêt, mais parce qu’avec une centaine, il n’était plus facile d’en trouver de nouvelles.) Mon idée du public était hyper-ciblée, mais vous aurez remarqué que c’était assez pour me lancer.

Je dois aussi vous dire qu’en tant qu’homme avec l’intelligence émotionnelle d’un concombre (c’est-à-dire, la moyenne), j’apprécie infiniment qu’elle soit toujours là. Je vous donnerai un exemple de pourquoi, mais pas le seul. Peut-être que vous vous souvenez de mon tour de Beverly Hills, écrit particulièrement pour F. J’étais là pour l’exposition sur l’histoire du ciné français, et elle m’avait dit que LA lui faisait rêver. Avec mon attitude…euh, bien connue… sur mon état, j’ai dit quelque chose comme « Ici ? Impossible ! » Je suis parfois très irréfléchi. Mais s’il y avait quelqu’un qui devrait comprendre une telle pensée, c’était un type qui a planifié une visite chez Carrefour plusieurs semaines à l’avance. J’offre mes excuses en public car j’ai souvent du mal à le faire en privé, et je veux terminer ce Tour sans regrets. (C’est pas chez Édith Piaf ici.)

Alors le Tour finit exactement là où il a débuté. Avec une lettre à F.