Hier, on a parlé de L’Appel d’Am-Heh, et j’ai mentionné que j’allais écrire plus sur les noms dans le roman. Mais je ne veux pas du tout que vous pensiez que c’est une critique soit du roman soit de M. Duvert.
Disons qu’il y a une idée linguistique, l’intuition sur les fréquences des mots. Par exemple, vous savez sans besoin de compter que le mot « cela » apparaît beaucoup plus souvent dans n’importe quel texte que le mot « époustouflant ». Ou que le prénom « Marie » est beaucoup plus rare de nos jours qu’il y a 50 ans. Mais à moins que vous fassiez attention à des autres cultures, vous n’allez pas avoir des idées comme celles-ci quant à des autres langues. C’est rien de surprenant — je n’ai pas de bonnes intuitions sur les fréquences des mots français. Mais qu’est-ce que ça a à voir avec Am-Heh ?
Quand j’ai vu le nom « Kristen Dankworth » pour une femme avec une vingtaine d’ans dans les 1930s, je me suis dit « Je ne connaissais aucune amie de mes grands-meres avec un tel prénom. » Et voilà — c’était littéralement impossible :

Au fait, il n’est pas le seul auteur à choisir un prénom américain impossible. Un livre sorti cette année, L’Affaire Alaska Sanders, par un certain Joël Dicker, a un titre avec un tel prénom — la première telle femme a un âge la moitié de son personnage !
Les deux autres personnages anglophones d’Am-Heh ont des prénoms, Milton et Howard, qui sont peu probables — mais pas impossibles à l’époque. (Rappelez-vous que mon grand-père, un soldat dans la SGM, s’appelait Milton.) Mais il y a d’autres raisons pour les avoir choisi. Milton et Blake sont aussi les noms (de famille) des plus grands poètes qui ont écrit sur l’enfer en anglais — voici des traductions françaises du Paradis perdu de Milton et Le mariage du ciel et de l’enfer de Blake. Quant à Howard, il y a pas mal de personnages appelés Howard dans ce genre de fiction, en hommage à M. Lovecraft.
Mais ce n’est rien de mal chez M. Duvert. Pour vous montrer que c’est commun, je suis allé dans une librairie, où j’ai choisi quatre livres, inconnus pour moi, avec des titres qui indiquaient qu’ils se déroulaient en France — par des auteurs américains. J’ai noté les titres, les dates de publication, et les dates des intrigues. Puis j’ai passé quelques minutes en cherchant chacun pour des prénoms. Ici, je vous donne 3 catégories : impossible/peu probable pour un moyen d’entre 0-500 naissances/an pendant les 20 ans avant le temps du roman, possible pour un moyen de 500-2000, et très probable pour un moyen de plus de 2000 naissances.
Three Hours in Paris : publié 2019, a lieu dans les 40s
Murder in the Marais : publié 1998, a lieu en 1993
Sisters of the Resistance : publié 2021, a lieu en 1944
The Paris Seamstress : publié 2018, a lieu dans les 40s, puis les 2010s. Pour celui-ci, je donne les categories pour les deux époques.
3 Hours in Paris | Murder in the marais | Sisters of the resistance | The paris seamstress | |
---|---|---|---|---|
Impossible | Jean-Marie | Henri, René, Aimée, Albertine, Arlette, Clotilde | Tania, Jean-Luc | Renée (2010s), Huette (n’existe pas), Fabienne (les deux), Lena |
Possible | Philippe | Sarah, Florence, Thierry | Catherine, Gabrielle, Elisabeth, Louise | Jeanne (2010s) |
Très probable | Marie, Antoine | Yvette, Liliane | Renée (40s), Jeanne (40s) |
Certains prénoms sont bien moins probables que des autres, même dans la catégorie peu probable. Il y avait moins que 10 Albertine nées pendant chaque année pour la période en question ; il y avait environ 300 Henri par an pour le même roman. Mais je suis sûr que vous comprenez bien : ces auteurs n’ont pas vérifié si leurs choix sont authentiques pour leurs époques. Certains sont complètement impossibles — il n’y avait aucune Lena en France jusqu’en 1985, et seulement 4 jusqu’en 2006 !
Moi, si j’allais écrire quelque chose de fictif — d’abord je vous conseillerais de courir, car j’ai aucun talent pour ça. Mais je consulterais Politologue et ce tableau ne servirait à rien. J’ai 45 ans, et je sais — hélas, il n’y avait que 15-30 Justin par an en France pendant les 70s. (J’ai même pensé à utiliser mon deuxième prénom, Eliot, sur ce blog ; puis j’ai découvert qu’il était un pire choix.) Un garçon de mon âge est un Sébastien, David ou Frédéric ; une fille est Stéphanie, Sandrine, ou Céline. Si j’allais écrire un roman qui se déroulerait pendant la Seconde Guerre mondiale, comme trois de ces quatre, je choisirais les prénoms de 1920 : Jean, André et Pierre ; Marie, Jeanne et Madeleine. On voit seulement Jeanne et Marie dans le tableau. Pour l’époque d’Am-Heh, je choisirais les prénoms américains de 1900 : John, William et James ; Mary, Helen, et Anna. Pour M. Jours d’humeur, je lasserais un Jean-Kevin quelque part, mais il mourrait d’une façon aussi brutale que stupide tout de suite.
Mais peut-être que j’ai raté la vérité derrière ces choix. C’est facile à découvrir les « bons » choix, mais ces livres ne sont pas pour les publics qui les reconnaîtraient. Les véritables prénoms français de 1920 sont des stéréotypes aux États-Unis. J’imagine que l’inverse est aussi vrai. Ces choix ne feront rêver personne. En fait, ça m’a donné l’idée pour une autre expérience, et on va revisiter ce sujet bientôt.
Je ne me suis jamais attardée sur les prénoms des personnages que je ne retiens d’ailleurs jamais très longtemps, mais je trouve ta démarche intéressante. Cela me rappelle que le diable se cache parfois dans les détails… ou les prénoms !
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