L’histoire d’un bol

Aujourd’hui, je vais vous raconter l’histoire de ma possession la plus précieuse. Ma montre française ? Ma veste d’un couturier français célèbre ? (Les deux sont tout ce qui me reste d’une autre vie, achetées il y a une belle décennie.) Non, je vais vous raconter l’histoire d’un bol en verre, acheté au supermarché pour peut-être 10 $ le 13 février 1996.

Je sais déjà : « Justin, êtes-vous dingue ? Personne ne se souvient d’un si petit détail après tant de temps ! » Mais je vous promets, le temps que vous finissiez cet article, vous serez d’accord que c’est facile à retenir. Au fait, je vous ai donné un petit bout de cette histoire l’année dernière.

D’abord, le bol. À moins que ce soit votre toute première visite chez moi, vous l’avez déjà vu, peut-être une centaine de fois. C’est le saladier vu dans presque toutes mes recettes :

Alors, revenons dans le temps, jusqu’en septembre 1995. C’était le début de ma deuxième année à la fac, et comme d’habitude le mercredi, je suis allé déjeuner chez l’aumônerie. C’était un événement hebdomadaire pour tous les croyants des trois fois servies à l’époque (les juifs, les catholiques, et les protestants ; maintenant il y a aussi les musulmans et les bouddhistes). Cette première semaine, j’ai rencontré quelqu’un de spécial.

Elle s’appelait Dana. Nous ne sommes pas rencontrés l’année précédente parce qu’elle avait passé l’année au Japon. Elle était élève en linguistique, et en plus de son anglais natif, elle parlait japonais, espagnol, et français (ce dernier à cause de 3 ans vécu à Montréal).

Cette biographie, ça vous rappelle déjà quelqu’un ?

Pour moi, c’était l’amour au premier regard. Pour elle…je ne sais pas ce qu’elle pensais, mais elle m’a donné son numéro après le déjeuner, sans que je lui ai demandé, quelque chose qui ne m’est jamais arrivé sur une première rencontre, avant ou après.

À l’époque, j’étais étudiant ingénieur, mais je n’en profitais pas du tout. Pour sa part, Dana avait presque terminé un diplôme en physique, mais elle a décidé qu’elle ne voulait pas la faire comme métier, alors elle a changé en linguistique. J’étais fasciné par son courage.

Nous sommes vite devenus presque inséparables. Nous parlions au téléphone tous les jours, nous mangions ensemble plusieurs fois par semaine… une nuit choquante, elle m’a demandé mon poète préféré, j’ai répondu Coleridge, et elle l’a suivi en récitant son Kubla Khan de mémoire. Je n’ai jamais rencontré une autre personne qui pouvait faire une telle chose. Beaucoup de monde nous croyaient en couple, mais nous ne l’avions jamais discuté. Après les vacances d’hiver, j’ai décidé que j’ai dû savoir. Mais que faire ?

Étant aussi bête à l’époque que maintenant, j’ai demandé à une connaissance mutuelle, qui m’a prévenu que je me trompais, mais ne m’a pas clairement dit d’arrêter. Alors, le 13 février, sachant que nous allions déjeuner ensemble le 14, car mercredi, je suis allé au supermarché. J’ai acheté une carte de vœux, les ingrédients pour faire des brownies selon la recette de ma mère, et un saladier en verre pour les préparer.

Le lendemain, avec l’aide de l’un des ecclésiastiques, j’ai caché mon cadeau de Saint-Valentin jusqu’à la fin du repas. Quand c’était la fin, je lui ai dit d’attendre un moment, puis j’ai sorti le cadeau.

Je n’ai jamais vu un tel regard d’horreur dans les yeux de qui que ce soit, même dans les films. Elle l’a pris, puis a tourné le dos et est partie en courant. Quelques jours plus tard, elle a absolument refusé de me parler. J’ai passé tout ce week-end-là dans une pièce inutilisée dans mon dortoir pour me cacher du monde. Pendant les 3 mois suivants, j’ai perdu 14 kg sans faire du sport. Après, je me suis transféré dans une autre école (dans la même ville), devenu linguiste, et appris aussi le japonais.

Tous les 4 ou 5 ans, je la recherche sur Google juste pour savoir si tout va bien. Comme on aurait pu s’y attendre, elle étant génie, elle est devenue avocate à l’une des meilleures universités au monde, puis a passé une décennie travaillant dans des rôles pour aider les pauvres. La dernière fois, elle avait déménagé dans un petit pays en Asie pour travailler pour les droits des femmes. J’ai aucune intention de la déranger.

Je me demande parfois si le bol est maudit. Il n’a jamais apporté le bonheur à personne. Peut-être que c’est mon Anneau unique. Pourtant, je continue d’espérer qu’un jour, il fera plaisir à quelqu’un. Même le jour de la Saint-Valentin.

17 réflexions au sujet de « L’histoire d’un bol »

  1. Maman lyonnaise

    Si le cadeau était si horrible à ses yeux, pourquoi l’a-t-elle pris avant de s’enfuir ? Je m’en tiens à vos mots mais la réaction de cette jeune fille semble quelque peu excessive, non ?
    Preuve, peut-être, que la relation était plus solide de votre côté que du sien. A l’image du bol qui a traversé les années.

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  2. Bernard Bel

    C’est très émouvant de s’imaginer dans la même situation, avec l’humiliation et le traumatisme qu’elle a visiblement provoqués… Je me souviens d’avoir (au même âge) demandé l’avis d’une amie au sujet d’une jeune fille que j’essayais de séduire. Cette amie m’avait répondu : Mais enfin, elle ne pense pas « à ça ! » Le « à ça » résumait ce qu’on dénonce aujourd’hui comme le comportement « prédateur » de tous les mâles « dominants », bref la honte !

    Heureusement, la jeune fille en question « pensait aussi à ça », de sorte que la situation avait évolué favorablement (pour nous deux).

    Mais je suppose que, dans votre histoire, Dana s’est enfuie, réalisant soudain que son ami qu’elle croyait « platonique » devait « penser à ça ». Bref, que vous deviez avoir une intention cachée, dès le départ, et c’est cette pensée qui a dû l’effrayer.

    Toutefois, il reste beaucoup d’inconnues dans cette équation ; elle n’avait pas réalisé quels étaient vos sentiments, et, en tout cas, pas votre honnêteté : car offrir des macarons (même délicieux) n’est pas équivalent à exprimer un désir d’intimité. Du moins pas dans nos cultures, même un jour de St Valentin… Je comprends maintenant que vous détestiez cette date !

    Et aussi, oui, pourquoi a-t-elle gardé votre cadeau ? Elle en avait « ras le bol » ?

    On peut espérer qu’elle ait mûri — et vécu « ça » avec d’autres partenaires (hommes ou femmes). Donc vous ne risquez rien à la contacter pour lui poser les questions qui restent en suspens…

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    1. Justin Busch Auteur de l’article

      Je ne sais pas pourquoi elle l’a gardé. J’ai entendu parler plus tard qu’elle l’avait finalement laissé devant sa porte avec un petit panneau pour dire « Prenez-les ». J’imagine qu’à l’instant, elle ne savait pas quoi faire.

      Quelque chose que je ne comprendrai jamais : on dit dans cette culture que c’est malhonnête de devenir amis si on a des intentions romantiques, mais aussi que les femmes devraient se méfier des hommes qu’elles ne connaissent pas bien. Alors comment est-on censé développer un rapport ? À part ça, même si on croit une relation platonique, faut pas parler avec quelqu’un qui pourrait avoir de telles intentions tous les jours. J’ai d’autres amies. Personne n’était jamais aussi proche que ça.

      Mais je ne pourrais pas la contacter. Malgré les nouvelles que j’ai trouvé, il n’y a aucune adresse ou numéro disponible. Il me semble qu’elle voulait se faire disparaître de sa vie d’avant. Alors bien que je puisse relier les points et trouver un collègue quelque part, je la laisse tranquille.

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    2. Agatheb2k

      En Union Soviétique, en son temps, un homme offrait des tomates à sa belle pour lui signifier ses intentions, alors qu’en Allemagne il lui offrait du chocolat… alors peut-être que les macarons ont une signification particulière au Japon ?

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  3. les2olibrius

    Il me semble que tout le monde a une déception amoureuse à raconter… Plusieurs même… Et
    encore d’autres relations auxquelles nous avons mis un terme avec plus ou moins d’explications… Plus ou moins de tact, plus ou moins d’esprit de revanche… Il ne faut penser qu’à prier Vénus qui se fâcherait de ne pas être sollicitée avec ferveur! Que tes prochaines créations dans ce bol lui soient dédiées avec foi … Elle « se fait prier » mais il ne faut pas prendre ce prétexte pour devenir incroyant!

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    1. Justin Busch Auteur de l’article

      Ça fait maintenant une décennie (en juillet) depuis mon dernier rendez-vous — et celui-là, seulement la deuxième personne à accepter une demande dans ma vie. Et elle voulait une carte verte, ce que j’ai pas compris jusqu’au moment de déjeuner ensemble. Je continue d’essayer parfois, mais rarement.

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  4. Ping : Épisode 48 — des histoires d’A | Un Coup de Foudre

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