On reprend « À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Cette fois j’ai avancé de 27 pages, très dures à lire.
En parlant de Gilberte, Proust propose une idée qui ne manquera pas d’offenser La Fille :
Sans doute on sait bien qu’un enfant tient de son père et de sa mère. Encore la distribution des qualités et des défauts dont il hérite se fait-elle si étrangement que, de deux qualités qui semblaient inséparables chez l’un des parents, on ne trouve plus que l’une chez l’enfant, et alliée à celui des défauts de l’autre parent qui semblait inconciliable avec elle.
Avec ça, il suggère qu’elle est une sorte de personnalité Jekyll et Hyde, et que le bien vient de Swann, et le mal vient d’Odette. Je ne suis pas sûr si je suis d’accord — Swann a son côté canaille !
Hmmm :
Swann était un de ces hommes qui, ayant vécu longtemps dans les illusions de l’amour, ont vu le bien-être qu’ils ont donné à nombre de femmes accroître le bonheur de celles-ci sans créer de leur part aucune reconnaissance, aucune tendresse envers eux ; mais dans leur enfant ils croient sentir une affection qui, incarnée dans leur nom même, les fera durer après leur mort.
Hmmmmmm.
Après ça, le narrateur reprend ses obsessions à propos de Bergotte — nous sommes toujours au même déjeuner où les deux se sont enfin rencontrés — et Gilberte nous étonne en chuchotant au narrateur :
— Je nage dans la joie, parce que vous avez fait la conquête de mon grand ami Bergotte. Il a dit à maman qu’il vous avait trouvé extrêmement intelligent.
La traduction anglaise n’a absolument rien de cette expression, « Je nage dans la joie ». C’est plus proche à « Je suis ravi ». Je pense à l’adopter, mais seulement de façon ironique, car il me semble un peu trop.
Dans une voiture ensemble, après le déjeuner, Bergotte et le narrateur parlent du docteur Cottard, qui a connu plusieurs rebondissements en ce qui concerne sa réputation au fil des deux tomes. Bergotte se livre d’un discours sur le manque de culture chez Cottard, et le narrateur se pense que :
Je ne m’inquiétais nullement de trouver mon médecin ennuyeux ; j’attendais de lui que, grâce à un art dont les lois m’échappaient, il rendît au sujet de ma santé un indiscutable oracle en consultant mes entrailles.
Je ne sais pas vous, mais je ne m’inquiète pas trop sur le sujet des goûts de mes docteurs. Mais Proust a tout autre intention en évoquant ça. Quel ami que Bergotte !
« Quelqu’un qui aurait besoin d’un bon médecin, c’est notre ami Swann », dit Bergotte… « Hé bien, c’est l’homme qui a épousé une fille, qui avale par jour cinquante couleuvres de femmes qui ne veulent pas recevoir la sienne, ou d’hommes qui ont couché avec elle. »
À sa place, je ne parlerais pas comme ça à quelqu’un que je viens de rencontrer à propos d’une connaissance commune. Et ce n’est pas uniquement moi qui n’en suis pas ravi, mais le père du narrateur non plus :
— Naturellement ! reprit-il. Cela prouve bien que c’est un esprit faux et malveillant. Mon pauvre fils, tu n’avais pas déjà beaucoup de sens commun, je suis désolé de te voir tomber dans un milieu qui va achever de te détraquer
« [T]u n’avais pas déjà beaucoup de sens commun » est presque l’épigramme du livre !
Naturellement, puisque tout le monde se révèle hypocrite tôt ou tard chez Proust, dès que le narrateur répète ce que Gilberte lui avait dit, que Bergotte le trouvait intelligent :
— Ah !… Il a dit qu’il te trouvait intelligent ? dit ma mère. Cela me fait plaisir parce que c’est un homme de talent.
— Comment ! il a dit cela ? reprit mon père… Je ne nie en rien sa valeur littéraire devant laquelle tout le monde s’incline…
Oh, bravo. Quel bon exemple pour votre enfant !
J’ai l’impression qu’il serait important plus tard que, dès que Proust nous raconte cet épisode, il nous informe que son ami Bloch, qui lui avait présenté les œuvres de Bergotte dans le premier tome :
ce fut lui qui me conduisit pour la première fois dans une maison de passe.
Le message semble être qu’une fois que l’esprit est prostitué, le reste n’est pas grand-chose. (Pour être clair, mon titre vient de ce sens de pensionnaire.)
Et après ça arrive enfin un moment que Proust avait signalé dans le premier tome, une rupture entre le narrateur et Gilberte. Encouragé par Bergotte, le narrateur se consacre de plus en plus à sa propre écriture chez lui et commence à faire des excuses pour ne pas rendre visite aux Swann, en se disant qu’en fait, c’est Gilberte qui s’éloigne de lui. J’ai eu du mal à suivre l’argument entre eux, autant en traduction qu’en français, car il me semblait venu de nulle part, mais cette fois, on finit par la nouvelle que :
j’eus le courage de prendre subitement la résolution de ne plus la voir, et sans le lui annoncer encore, parce qu’elle ne m’aurait pas cru.
J’en ai vraiment assez de ce type — il n’apprécie jamais ce qu’il a, il souffle le chaud et le froid envers tout le monde, et il a toujours des raisons pourquoi c’est la faute aux autres. Pas pour la première fois, je mets de côté le livre en disant « Que l’on le gifle comme il le mérite ! »








